vendredi 29 novembre 2013

Effondrement et Refondation (2) Réagir à l'Effondrement


Ce qui doit tomber, il ne faut pas le retenir. Il faut encore le pousser. Nietzsche


Dans notre précédent billet, nous évoquions les réflexions de plusieurs auteurs sur le scénario d’un effondrement de notre civilisation qui devient de plus en plus crédible. Dans ce billet, nous analyserons le spectre des diverses réactions face à la perspective de cet effondrement : le déni, le catastrophisme, le survivalisme, la transition et la mutation.

La perspective de cet effondrement peut être niée par aveuglement et par inertie, elle peut être envisagée de manière catastrophique ou mener à une régression survivaliste vers la loi de la jungle. Mais elle peut aussi être mise en relation avec la dynamique d’une refondation dans la mesure où l’émergence de formes novatrices est souvent synchrone avec la destruction des formes devenues inadaptées. 

Selon un spectre qui va du déni inertiel à la mutation évolutionnaire, les diverses réactions au processus de l’effondrement sont de plus en plus complexes et inclusives. L’analyse de ce spectre permet donc à chacun de mieux situer sa position en envisageant par là-même, le chemin qui lui reste à parcourir sur la voie d’une authentique résilience face à un processus de destruction d’ores et déjà à l’œuvre aussi bien dans la nature que dans la culture. 

Réagir à l’effondrement 

Si l’on en croit les analyses de plusieurs auteurs dont nous nous sommes fait l’écho dans notre dernier billet, si on perçoit les signes des temps envoyés par une conscience collective profondément troublée, l’effondrement de notre civilisation est à l’ordre du jour et au désordre de nuits hantées par les cauchemars apocalyptiques. Nous évoquerons ci-dessous le spectre des réactions qui se font jour face à une telle perspective. 

Le déni. La plus commune des réactions est sans doute le déni. Pour une majorité de gens, nous trouverons dans le progrès technologique les réponses aux nombreux défis écologiques, énergétiques, démographiques, économiques, politiques et même culturels que l’humanité doit relever à l’aube de ce nouveau millénaire. L’erreur grossière qui fonde cette attitude consiste à penser que l’on peut résoudre la complexité d’une crise systémique avec le mode de pensée qui l’a générée. Nous ne reviendrons pas ici sur cette forme d'aveuglement que nous avons déjà analysé à plusieurs reprises car elle est le principal obstacle au saut créatif et conceptuel rendu nécessaire par la crise évolutive que nous vivons.

A l’origine de ce déni : une profonde inertie qui implique la peur de changer et l'impossibilité de se remettre en question. Cette inertie est alimentée par une vision de l’être humain comme entité fixe dont l'identité abstraite est incapable de transformation. Le déni collectif engendre une politique de l'autruche qui consiste à se voiler la face sur les risques d'effondrement en dénigrant tous ceux qui ont la lucidité de les constater et la volonté d'y réagir.

Le catastrophisme. Parmi ceux qui perçoivent cet effondrement comme inéluctable, il en est qui, prisonniers d’une vision catastrophiste, s’abandonnent au désespoir en baissant les bras, résignés par avance à subir un sort qu’ils attendent de manière fataliste. Les médias au service de l’oligarchie savent exploiter le catastrophisme ambiant en instrumentalisant les peurs collectives au service d’intérêts politiques, idéologiques ou économiques. 

En nourrissant les passions tristes et les délires apocalyptiques, la peur empêche de penser, fait le lit d’un conformisme et d’une résignation qui bloquent toute émergence créatrice susceptible de remettre en question un modèle qui est à la fois dominant et agonisant. C’est une règle d’or de la stratégie politique : rien de tel que la peur et le sentiment d’insécurité qu’elle génère pour servir d'armes aux gardiens du désordre établi. La remise en question de nos certitudes crée une insécurité culturelle à l’origine des replis identitaires qui désignent des boucs-émissaires à sacrifier sur l’autel d'un mal être collectif. La peur est au cœur de toutes les logiques paranoïaques qui associent processus de victimisation et stratégie de diabolisation.

Le survivalisme. Contrairement aux catastrophistes qui attendent l’effondrement de manière résignée, les survivalistes s’y préparent de manière active et réactive, en s’entraînant minutieusement aux techniques de survie, en construisant des abris où ils amassent vivres, armes et biens de première nécessité pour faire face à toute éventualité.

Dans l’état d’esprit à la Rambo qui préside au survivalisme, seuls les plus forts et les mieux préparés survivront à l’effondrement, incarnant ainsi une loi de la jungle assez proche de l’idéologie néo-libérale que les survivals incarnent dans toute sa brutalité. S’il est tout à fait sain et raisonnable de se préparer moralement et matériellement à un scénario d’effondrement, l’idéologie survivaliste le fait à partir d’une logique paranoïaque qui s'alimente souvent de théories conspirationnistes. Incapables de supporter la complexité du réel et de la comprendre, les conspirationnistes réduisent celui-ci à leur point de vue délirant en considérant l'effondrement comme la conséquence d'un complot programmé et orchestré par un groupe occulte qu'il faut combattre et dont il faut se protéger.

Dans le journal La Décroissance, Anne Josnin, enseignante en philosophie, dresse un portrait critique de cette idéologie survivaliste: « Les survivals sont ces dinosaures, derniers avatars de notre société de la Raison, possessive et ordonnatrice, qui mourront asphyxiés dans leurs murs blindés et exosquelettes, tandis que c’est ce qu’il y a de nu et de vulnérable dans notre monde qui se trouve un chemin imprévu à travers les décombres, ces êtres qui auront développé cette attention au réel et cette capacité de l’épouser là, maintenant, à saisir la main tendue, d’où qu’elle vienne, et à la lâcher ensuite pour avancer chacun en liberté et en mouvement, mais non en indifférence. » (La Décroissance N°91 7/8 2012) 


La Transition

Là où le survivaliste limite son action à lui-même et à son clan en se protégeant des autres, quitte à le faire les armes à la main, le transitionneur, partisan d’une solution communautaire, cherche à développer une résilience locale face à l’effondrement annoncé. La revue Mouvements a consacré un dossier au courant de la transition sous le titre : Transition, une utopie concrète ? L’éditorial présente le mouvement de la transition de manière synthétique. :

« On assiste ces dernières années un peu partout sur la planète à une multiplication d’initiatives et d’expérimentations citoyennes qui se revendiquent de la « transition », le terme faisant même aujourd’hui l’objet d’un recyclage sur un plan plus institutionnel. Le Manuel de la transition de Rob Hopkins, un agronome adepte de la permaculture, publié en France 2010, a donné une certaine visibilité à ces initiatives. S’appuyant sur l’expérience de Totnes au Royaume-Uni, ville de naissance du mouvement des Villes en transition (Transition Towns), l’ouvrage a rapidement commencé à circuler dans les milieux militants, au point de devenir une référence, sans pour autant être élevé au rang de bible absolue. 


Ceux qui se reconnaissent dans le mot d’ordre de « transition », tel que défini par Rob Hopkins, affirment s’inscrire dans un type d’engagement dont le pivot est le passage à l’action sur fond de réenchantement et de réappropriation de l’existence. Les « transitionneurs » font le choix de faire bouger les organisations et institutions existantes sans prendre pied dans ces dernières. Luc Semal définit le Mouvement de la transition « comme un mouvement fondamentalement optimiste et constructif qui suggère que face aux chocs globaux annoncés (climatiques, énergétiques et économiques), les communautés locales reconstruisent en urgence leur résilience locale. Pour cela elles doivent prioritairement relocaliser une part de leur production alimentaire et énergétique.

Face à un futur qui sera très probablement sans pétrole, les transitionneurs recourent à la notion de « résilience » en l’appliquant aux villes pour engager une transition voulue, espérée, fêtée et non subie. Cette notion, toujours selon Semal, « désigne la capacité d’un écosystème à encaisser un choc sans s’effondrer et à se réorganiser en se réinventant pour le surmonter. » (Mouvements n° 75, Mars 2013)

Être le changement

Au-delà d’un mouvement spécifique bien identifié, le terme de transition en est progressivement venu à désigner une transformation de l’organisation socio-économique et de l’infrastructure technologique pour qu'elles puissent encaisser et surmonter le choc systémique né d’un processus d’effondrement. Une illustration parmi d’autres de ce courant : le Collectif pour une Transition Citoyenne est, en France, un rassemblement de douze organisations qui vise à être à la fois le catalyseur, le moteur et l’accompagnateur d’un changement porté par la société civile. Le projet de ce collectif est ainsi décrit dans une déclaration commune :

« Face à une crise systémique (écologique, économique, sociale,...) chaque jour plus profonde, un mouvement est en marche qui, partout, réinvente nos façons de produire, d’échanger, d’habiter, de nous nourrir, de nous déplacer, d’éduquer nos enfants. Des centaines de milliers de personnes construisent des alternatives au modèle actuel qui déstructure le tissu social, financiarise tous les aspects de nos vies, pille les ressources naturelles et encourage un consumérisme et une croissance matérielle forcenés… 


Nous, organisations qui œuvrons, chacune dans notre domaine, à cette transition écologique sociale et humaine, croyons qu’il est temps d’amplifier ce mouvement et de lui donner la puissance nécessaire à un profond changement de société… Plus que jamais nous croyons indispensable « d’être ce changement que nous voulons pour le monde », individuellement et collectivement. De préférer dans nos vies une forme de sobriété heureuse à l’ébriété consumériste. La coopération à la compétition. L’altruisme à l’égoïsme. N'attendons pas le changement. Prenons notre avenir en main, maintenant. Ces initiatives pionnières, ont fait leurs preuves. Si nous le voulons, elles pourront construire en quelques décennies, une société radicalement nouvelle, partout sur la planète. » 

Une culture de Transition 

La résilience socio-économique doit s’accompagner d’une autre forme de résilience - culturelle - dans la mesure où un changement profond du mode de vie ne peut être pérenne sans l’adhésion à un autre mode de pensée inspiré par une nouvelle « vision du monde ». Ce que, de toute évidence, les marxistes n’avaient pas compris : prisonniers d’une vision économique, ils voulaient rendre les gens heureux malgré eux, en identifiant le bonheur au confort matériel, sans envisager la mutation des mentalités correspondant à une révolution socio-politique et impliquant celle-ci. 

Les transitionneurs sont les vecteurs d’une créativité sociale, politique et culturelle qui ne peut se reconnaître ni dans les formes institutionnelles du passé, ni dans les idéologies abstraites et l’imaginaire prométhéen de la modernité, ni dans la rigidité des organisations hiérarchiques. Selon la revue Mouvements : « Les transistionneurs agissent en direction d’une nouvelle culture, d’une nouvelle civilité, face à un ordre dominant qui engendre au contraire de plus en plus la violence et le chaos… C’est en formant des coalitions temporaires ou durables, définies avant tout par des objectifs et des résultats concrets précis que les personnes parviennent à « réenchanter la vie », c’est-à-dire placer la nouveauté, la surprise, l’inédit, l’imprévu au cœur de leurs pratiques quotidiennes. » 

On retrouve dans le mouvement de la transition nombre de références, d’idées et de comportement véhiculés par les mouvements protestataires comme les Indignés, les Anonymous, Occupy Wall Street ou le Printemps érable au Québec. Face aux organisations pyramidales qui sont le reflet d'une conception abstraite de l'être humain fondée sur la domination d'un environnement naturel et humain, ces mouvements revendiquent une forme d’organisation « holodimale » fondée sur le développement d'une intelligence connective, à la fois sensible et rationnelle, intuitive et collective. 

Vecteurs de nouvelles formes culturelles et sociales, tous ces mouvements ne peuvent être compris si on cherche à les interpréter à travers les catégories habituelles de la culture dominante dont ils cherchent justement à s'émanciper. Il ne s’agit pas pour eux de prendre le pouvoir mais de se déprendre des réflexes d’emprise et de fascination générés par celui-ci, pour explorer de manière collective les voie d’une utopie concrète, ici et maintenant. 


Une résilience culturelle

Née d’une attitude à la fois créative et réactive, l’utopie concrète portée par le mouvement de la transition a été qualifié d’« OPNI » - objet politique non identifié – tant il remet en question les critères de jugement et d’analyse des observateurs sociaux. Sans doute parce qu’en partant du pratique et du concret, il témoigne à la fois de la fin des idéologies abstraites et d’un désir concomitant de réenchantement fondé sur la participation sensible de l’individu à son milieu naturel, social et culturel. 

Difficile effectivement pour un observateur chaussé de ses vieilles lunettes intellectuelles de rendre compte d’un mouvement animé par la dynamique d’une évolution qui conduit celui-ci inéluctablement vers un nouveau paradigme. Ce modèle émergent est le vecteur d’une résilience culturelle face à un processus d’effondrement qui est le produit d’une vision spécialisée, technocratique et à court terme.

Inspirées par une vision globale, systémique et à long terme, les avant-gardes élaborent depuis une quarantaine d'années ce nouveau modèle pour élargir notre focale en mettant en perspective le développement humain et la dynamique de l’évolution. Face au risque d'effondrement, l’heure est venue d’apprendre à penser sur de larges échelles de temps et d’espace, d'une manière à la fois profonde et concrète. Fondé sur la co-évolution entre l’homme et son milieu, ce modèle émergent inspire une anthropologie évolutionnaire, une épistémologie intégrative et une poétique de civilisation dont nous cherchons à rendre compte semaine après semaine dans Le Journal Intégral. Nous renvoyons à la lecture de celui-ci, à celle des autres blogs et des ouvrages consacrés à ce modèle émergent pour explorer la profondeur de sa vision et la diversité de ses expressions. 

Dans La nouvelle Avant-Garde, vers un changement de culture, Michel Saloff-Coste évoque la dynamique de la résilience culturelle : « A mesure que la crise s’amplifie, on voit apparaître aussi des réflexions de plus en plus hétérodoxes, ambitieuses et créatives. Comme dans les grandes évolutions et transformations humaines du passé, la transition que nous vivons s’élabore d’abord à travers la critique épistémologique des cadres de référence du passé. Face à des équations apparemment impossibles à résoudre et à des catastrophes apparemment irrémédiables, les solutions ne peuvent être trouvées qu’en changeant d’échiquier et en questionnant nos a priori. De nouvelles approches philosophique, artistiques et scientifiques sont en train d’émerger et de se préciser.» 

Une résilience individuelle 

Le paradigme émergent est le vecteur d’une résilience culturelle et spirituelle qui est la condition sine qua non de toute résilience socio-économique. Quand il prend conscience de cela, le transitionneur fait un saut créatif et qualitatif qui lui permet de passer d’une culture de transition à une transition culturelle vers un nouveau stade évolutif. Le transitionneur qui pensait encore, en partie, dans les termes socio-économiques de l’ancien paradigme, se transforme en évolutionnaire c’est-à-dire en acteur conscient et participant de la dynamique de l'évolution.

La résilience culturelle n’a de sens que si elle est endossée et relayée par chaque individu qui chemine sur la voie d’une résilience individuelle ainsi décrite par Mona Chollet : « La source des dysfonctionnements de la société est en nous, à travers la conception que nous nous faisons de notre identité, de notre place dans le monde, des relations que nous entretenons avec les autres, avec notre environnement. Ce n’est pas l’engagement politique qui nous permettra de déjouer l’idéologie de la séparation, d’assainir nos relations avec ce qui nous entoure, et d’éprouver notre implication fondamentale dans le monde et dans la communauté humaine. » (La Tyrannie de la réalité

Ce processus de résilience individuelle nécessite, à un moment, de redécouvrir le chemin d’une spiritualité vivante et créatrice qui dépasse les limites de l’ego - c’est-à-dire la conscience de séparation - pour accéder à une intuition holiste, une pensée systémique et une sensibilité poétique. Bien loin de tout dogmatisme religieux, l'expérience spirituelle permet d'être profondément impliqué dans la vie de son milieu, ce qui a pour effet de remettre en question les normes dominantes et les modes de vie aliénants issus de la culture capitaliste dans laquelle nous baignons.


Fondamentalement, l’expérience spirituelle – quelque soit le visage qu’elle revêt – permet de relativiser le mental en ne le considérant plus comme un absolu qui impose sa loi abstraite, séparatrice et mécanique, au service de la volonté d’appropriation d'un ego identifié à ses possessions. La profondeur de l’expérience spirituelle remet le mental à sa place qui est celle d’une étape dans le développement de l'être humain et un outil au service de celui-ci.

Et c'est pourquoi la résilience sera spirituelle ou ne sera pas : toute tentative de transition qui ne prendrait pas en compte la dimension spirituelle de l'être humain et la diversité de ses expressions serait incomplète dans la mesure où elle reconduit le réductionnisme économique, l'hégémonie intellectuelle et le déni de l'intériorité qui sont au cœur de l'ancien paradigme en train de s'effondrer.

Une conscience évolutionnaire 

Ce qui distingue le transitionneur de l’évolutionnaire c’est, à travers le dépassement des limites de l’ego et du mental, l’accession à un nouveau stade de conscience à partir duquel il se sent associé à la dynamique créatrice et intégrative de l’évolution. C’est ainsi qu’il développe le sens d’une responsabilité non seulement envers sa communauté et l’espèce humaine mais aussi envers la planète et la vie, perçues comme éléments d’une totalité multidimensionnelle dont il est partie prenante et apprenante.

Fondé sur l’interdépendance systémique entre transformation personnelle, culturelle et spirituelle, socio-économique et technologique, le point de vue évolutionnaire inclut et transcende celui du transitionneur. Là où ce dernier est encore centré sur la résilience socio-économique, l’évolutionnaire est en quête d’une transition intégrale qui associe les divers aspects extérieurs et intérieurs, individuels et collectifs de la transition. 

La perspective de l’effondrement témoigne de l’impérieuse nécessité de cette transition intégrale où la mutation culturelle véhiculée par une conscience évolutionnaire détermine une transformation de l'organisation politique et socio-économique initiée d'ores et déjà par les transitionneurs. 

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