jeudi 28 mars 2013

Entre l'Ancien et le Nouveau Monde (6) Une Etonnante Synchronicité


Le futur est en nous bien avant qu’il n’arrive. Rainer Maria Rilke


Des lecteurs du Journal Intégral ont noté l’étonnante synchronicité entre notre réflexion des dernières semaines sur le changement de paradigme entre l’ancien et le nouveau monde, et cet évènement historique - analysé dans notre dernier billet - que constitue l’irruption du Mouvement Cinq Etoiles de Beppe Grillo sur la scène politique européenne.

Du 15 février au 12 Mars, nous avons effectivement posté une série de billets écrits avant les élections italiennes, intitulée « Entre l’Ancien et le Nouveau Monde ».  Nous y décrivions sans le savoir certains éléments du processus qui a permis l’émergence de formes sociales et démocratiques inédites dans ce laboratoire politique qu’est l’Italie. 

Cette synchronicité permet de mieux saisir le sens d’une vision intégrale fondée sur la synchronisation de l’intuition subjective et de l’intelligence collective avec la dynamique évolutive de la vie/esprit qui se manifeste à travers des évènements pouvant être interprétés comme autant de signes des temps.

Un nouveau contexte

On ne peut plus penser nos sociétés informationnelles avec les outils théoriques et cognitifs élaborés par et pour les sociétés industrielles des siècles précédents. Le contexte global de notre civilisation a totalement changé et il faut changer de mode de pensée pour percevoir, comprendre et participer au nouveau contexte dans lequel nous évoluons.

Alors que la société industrielle était fondée sur une modélisation objective qui rend nécessaire la distinction abstraite, l’analyse et la spécialisation, la société de l’information renvoie à un ensemble intégré de relations en interconnexion croissante et en évolution constante. C’est pourquoi on assiste à l’émergence d’une « intelligence connective » qui perçoit et pense en termes de relation et de globalité, de flux et de dynamique plutôt qu’en termes de distinction et de spécialité, d’objet et de stabilité.

Changer de mode de pensée c’est inclure et dépasser le paradigme abstrait – mécanique et technocratique – de la modernité en participant, à travers un processus de synchronisation à la fois subjectif et intersubjectif, au flux dynamique des sociétés de l’information.

Au cœur d’une vision intégrale, cette intelligence connective réenchante l’histoire en concevant l’évènement comme un signe des temps et le temps comme une manifestation de l’Esprit. En ce sens, la pensée intégrale est l’héritière d’une philosophie de l’histoire, inventée par les penseurs du dix-neuvième siècle, qu’elle actualise et redimensionne à partir d’une vision évolutionnaire de la culture, des sociétés et de l’être humain.

Déconstruire le pseudo-réalisme


En ayant à l’esprit cet évènement historique que constituent les dernières élections italiennes, je viens de relire notre dernière série de billets intitulée Entre l’Ancien et le Nouveau Monde. J’y constate, comme certains lecteurs, une profonde synchronicité entre les processus que nous analysions et l’émergence du Mouvement Cinq Etoiles de Beppe Grillo, incompréhensible si on l’interprète à partir de l’ancien paradigme en le réduisant à une simple réaction populiste aux politiques de rigueur menées par les eurocrates.

Un coup d’œil dans le rétroviseur permettra de saisir la dimension prémonitoire de nos analyses. En mettant en exergue cette citation d’Antonio Gramsci « La crise c’est quand le vieux se meurt et que le jeune hésite à naître », nous écrivions le 15 Février : « Dans cette série de billets, nous analyserons la tension entre, d’un côté, les représentants du vieux monde qui s’accrochent d’autant plus à leurs idées et à leurs privilèges qu’ils se sentent totalement dépassés et condamnés par le mouvement de l’histoire, et, de l’autre, un profond courant de régénération qui s’incarne à travers une multiplicité d’initiatives, de projets et de mouvement sociaux ».

Le 22 Février nous postions un billet intitulé Déconstruire le pseudo-réalisme dans lequel nous évoquions cette expertocratie qui impose sa vision utilitariste et désenchantée en réduisant la complexité de l’être humain à une seule dimension : celle qui peut être observable, quantifiable et mesurable. A contrario, en citant Le Plan des Colibris  nous définissions l’utopie comme une méthode de prospective politique : «  L'utopie n'est pas la chimère mais le « non lieu » de tous les possibles. Face aux limites et aux impasses de notre modèle d'existence, elle est une pulsion de vie, capable de rendre possible ce que nous considérons comme impossible. C'est dans les utopies d'aujourd'hui que sont les solutions de demain. » 

Né il y a trois ans, sans structure ni siège, le Mouvement Cinq Etoiles de Beppe Grillo, devient le 25 Février le premier parti aux élections italiennes après avoir refusé de participer au jeu des médias traditionnels et en utilisant Internet de manière exclusive. Portés par une intelligence collective holomidale, les nouveaux mouvements protestataires qui, depuis quelques années, plaident dans de nombreux pays pour un « changement global » trouvent pour la première fois une traduction institutionnelle.

Du choc de civilisation à l’insurrection civique

Le 1er Mars, dans un billet intitulé Un Homme de retard, nous évoquions L’Homme Post Moderne, le livre de Brice Perrier et de Michel Maffesoli où ce dernier estime que « le “logiciel programmatique“ de nos gouvernants continue de reposer sur les caractéristiques d’un type d’homme en voie d’extinction depuis maintenant un demi-siècle, dans le cadre d’un processus de mutation ». C’est bien parce que toutes nos institutions fonctionnent avec un homme de retard que s’élargit le fossé entre les nouvelles générations et les « élites » politiques, médiatiques, oligarchique.

Le 12 Mars nous évoquions Un choc de civilisation qui oppose d’une part les tenants de l’ancien paradigme technocratique, enfermés dans une logique abstraite qui vise à la domination du monde, et, de l’autre ceux qui vivent dans l’ère nouvelle d’un monde globalisé et interconnecté, fondée sur le flux continu et partagé de l’information. Nous écrivions alors : « Des couches de plus en plus larges de la population, notamment parmi les jeunes générations, perçoivent la mentalité technocratique et l’organisation pyramidale comme totalement inadaptées à l’écosystème des sociétés avancées. Cette perception collective est à l’origine de mouvements sociaux qui remettent en question les anciennes références et organisations sans toujours bien savoir comment les remplacer. »

En reprenant les propos de Christian Lamontagne, nous évoquions le changement de paradigme en cours comme « le passage d’une société fondée sur une logique réductionniste (matérialiste, productiviste, individualiste, fonctionnant en silo) à une logique inclusive et intégrale, avec une compréhension profonde des liens faisant de la société un tout cohérent… En fait, nous assistons à la démonstration des impasses générées par un mode de pensée dichotomique et réducteur, héritage du rationalisme hérité du siècle des Lumières, et à l’émergence d’un mode de pensée multi perspectiviste intégral (la subjectivité et l’objectivité, l’individu et la société sont des dimensions inséparables de la réalité une) ».

Enfin, le 20 Mars nous avons posté notre dernier billet écrit - celui-ci - après les élections italiennes et intitulé Une insurrection civique. Nous y évoquions, entre autre, la stratégie d’un choc culturel qui donne à ces élections un caractère historique en annonçant une transition politique entre les anciennes formes démocratiques fondées sur la  représentation et la logique pyramidale, et les formes nouvelles fondées sur la participation et la connectivité holomidale.

Le Printemps du nouveau Monde


Faut-il s’étonner d’une telle synchronicité quand elle résulte d’une théorie et d’une méthode – une carte et une boussole –  fondées précisément sur la synchronisation de l’intuition individuelle avec l’intelligence collective et de cette dernière avec la dynamique évolutive de la vie/esprit qui se manifeste à travers l’histoire comme l’histoire se manifeste à travers des évènements singuliers et significatifs.

Cette synchronisation intuitive, poétique et visionnaire, entre la conscience et le monde phénoménal faisait dire à Rainer Maria Rilke : « Le futur est en nous bien avant qu’il n’arrive ». Cette citation de Rainer Maria Rilke était d’ailleurs déjà en exergue d’un billet écrit il y a deux ans, le 8 Avril  2011, et intitulé Le Printemps du Nouveau Monde. Nous y évoquions, de manière tout aussi prémonitoire, le nouvel air du temps qui allait s’exprimer un mois plus tard à travers le mouvement des Indignés espagnols, à l’origine d’un vaste courant planétaire de contestation et de résistance qui allait culminer le 15 Octobre avec des manifestations dans plus de 860 villes de 78 pays, dont le mot d’ordre était : "United for a Global Change" ("Tous ensemble pour un changement global").

Le mouvement de l’histoire ne s’arrête jamais : alors qu’il semble disparaître sous une forme devenue familière, il se métamorphose pour réapparaître sous une forme nouvelle. Initié par les Indignés en 2011, ce mouvement pour un « changement global » a disparu en tant que tel pour renaître ces temps-ci à travers de nouvelles formes politiques tel le Mouvement Cinq Etoiles comme à travers divers projets alternatifs en France. Et ce, au moment même où Stéphane Essel, l’auteur d’Indignez-vous, vient juste de disparaître et où l'on rend partout hommage à sa mémoire.

Une philosophie de l’Histoire

Les synchronicités évoquées ci-dessus comme bien d’autres vécues au fil de nos réflexions, semblent légitimer une méthode fondée sur une « vision intégrale » qui consiste, en se connectant intuitivement à la force évolutive de la vie/esprit, à percevoir et à interpréter les évènements comme des expressions formelles de cette dynamique. C’est ainsi que l’évènement se dépouille de son caractère factuel et superficiel pour devenir l’épiphanie d’un mouvement historique tout comme le mouvement historique lui-même est épiphanie de l’Esprit. 

La pensée intégrale revendique l’héritage d’une philosophie évolutionniste et dialectique qui fut celle de Hegel pour qui le mouvement de l’histoire n’était rien d’autre que la manifestation de l’Esprit dans le temps. Si celui-ci écrit  « La lecture du journal est la prière du matin de l’homme moderne » c’est que l’évènement lui apparaît comme un signe des temps à observer et à interpréter pour ce qu’il est : l’expression significative et ponctuelle du  mouvement dialectique de l’Histoire à travers laquelle l’Esprit se dévoile et se révèle.

Une telle philosophie de l’histoire opère un profond retournement cognitif : ce ne sont pas simplement les hommes qui font l’histoire mais le mouvement de l’histoire qui, à travers ses ruses, investit de sa dynamique les acteurs et les situations. Ce retournement cognitif permet à une connaissance historique, profondément dénaturée par le réductionnisme ambiant, de retrouver une dimension « herméneutique » essentielle.

Une "histoire intégrale"



Selon Lucian Blaga "Le monde sensible est un complexe de signes pour dire la réalité mystérieuse". Parce qu’une « histoire intégrale » ne se résigne pas à enfermer le mouvement de l’histoire dans le pré-carré des faits et des déterminismes objectifs, elle perçoit l’évènement comme la manifestation sensible d’une dynamique profonde, inaccessible aux outils conceptuels.

L’historien doit donc interpréter ce signe des temps en ne se contentant pas d’une analyse factuelle, nécessaire mais très insuffisante pour saisir sa signification essentielle. L’intuition doit saisir la forme historique de l’évènement comme l’expression ponctuelle d'une force temporelle : la dynamique évolutive, créatrice et intégrative, de la vie/esprit. Il s’agit ensuite de compléter cette perception essentielle par une connaissance  factuelle la plus objective possible.

On connaît la distinction faite par le philosophe allemand Wilhelm Dilthey entre sciences de la nature et sciences de l’esprit humain. Cette différence repose sur la nécessité méthodologique de l’intuition dans les sciences de l’homme : « la nature nous l’expliquons, la vie de l’âme nous la comprenons». Gilbert Durand, le grand philosophe de l'imaginaire qui vient de mourir, analyse « le nouvel esprit anthropologique » en précisant la spécificité des sciences humaines :   

« Ce que les Sciences de l’Homme exigent, c’est la saisie des états vécus, de la « logique de la direction », « de l’organique » (Spengler) qui « s’oppose à la logique de l’anorganique, de l’étendue »… L’intuition chez Spengler c’est une « tact physionomique » qui nous fait saisir - nous révèle - en miroir, en similitude et résonance, notre image à travers les grandes images de la culture. Pour Spengler comme pour Cassirer c’est le modèle du « symbole » - c’est à dire la grande similitude qui unit un symbolisant visible à un sens invisible – qui est le modèle de toute méthodologie de la Science de l’Homme. » (Science de l'homme et Tradition)

Un projet de développement

On pourrait dire dire de l'évènement qu'il est une image symbolique nous renvoyant, comme un miroir, la physionomie d'une conscience collective en évolution.  Cette "herméneutique historique" est contestée par tous ceux qui, formatés par le réductionnisme et l’objectivisme modernes, ont perdu autant le sens de l’histoire que celui de la vision, les deux allant de pair. Mais ne leur en déplaise : l’histoire n’est pas un simple objet à analyser mais la manifestation d’un projet spirituel dont l’humanité est le creuset et auquel participe intuitivement chaque sensibilité. Au cœur du développement humain, ce projet spirituel se déploie au cours du temps à travers une série de stades évolutifs à complexité et intégration croissantes que l’on peut identifier.

Une vision intégrale réhumanise l’histoire et la réenchante en lui donnant une profondeur métaphysique et poétique que le réductionnisme moderne lui avait arraché. Selon une méthode à la fois systémique et évolutionnaire, elle produit du sens à partir de l’évènement. Dans un premier temps, elle interprète l’évènement comme l’expression d’un contexte global, à la fois culturel, spirituel, symbolique, social, et économique. Dans un second temps, elle inscrit ce contexte dans une dynamique historique qui lui donne son sens c'est à dire sa direction.

La dynamique et la globalité d’une vision intégrale sont sans doute les mieux à même d’appréhender et de comprendre le saut évolutif d’une société en train de passer du stade rationnel/industriel au stade intégral/informationnel. Pour cela, il faut faire l’effort de s’éveiller et de se former à ce nouveau mode de pensée adapté aux sociétés de l’information tout en déconstruisant les anciens modèles inaptes à interpréter aussi bien la société d'aujourd'hui que le monde qui vient.

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