mardi 7 août 2012

L'Esprit de Vacance (2) L'otium du peuple


Le travail est l’opium du peuple. Je ne veux pas mourir drogué. Boris Vian


Dans le dernier billet, nous proposions une introduction à cet Esprit de vacance, au cœur de la pensée traditionnelle, qui transfigure la vacuité de la conscience en matrice d’une vision inspirée. Dans ce billet-ci, nous examinerons comment et pourquoi la modernité a disqualifié l'Esprit de vacance en imposant le travail comme valeur centrale de nos sociétés productivistes à partir du modèle de l’Homo oeconomicus.

Cette centralité renvoie à une civilisation où, selon Nietzsche, la sécurité étant devenue la divinité suprême, le travail représente la meilleure des polices pour « entraver le développement de la raison, des désirs, du goût de l'indépendance ». L'antiquité, dont Nietzsche était un fin connaisseur, avait une conception très différente du travail. Caractéristique de l'homme libre, l'otium désignait le temps du loisir consacré à ce qui est proprement humain tandis que le nec-otium (qui a donné négoce en français) désigne la production économique destinée à la satisfaction des besoins vitaux.

Inspiré par l'Esprit de vacance, cette vision traditionnelle privilégiait le développement de l'esprit et de la communauté politique à celui du travail et de la production. A l'heure où nous passons de l'ère des créateurs à celle des producteurs, le temps est venu de se libérer de cette addiction au travail devenu le nouvel opium du peuple pour des individus littéralement désoeuvrés en proie aux passions tristes et aux fantasmes de la toute-puissance infantile. Et ceci afin d'inventer d'une manière singulière et collective, l'otium du peuple, une éthique du temps libre propre à l'ère des créateur.

Cette éthique "cosmoderne" conteste la centralité du travail et de l'économie qui instaure une compétition généralisée, fondée sur la loi de la jungle, ainsi qu'une perte du lien social au profit d'une accumulation de biens inutiles. Elle vise à développer les relations humaines, les qualités créatrices et les passions jubilatoires qui constituent l'essence de l'être humain.

Avertissement au lecteur : Parce qu’il constitue la suite du précédent billet, le texte ci-dessous n’est compréhensible qu’en référence à ce dernier et dans sa continuité.

Vacuité et Avidité

Charlie Chaplin dans Les temps modernes

La modernité occidentale est le nom de cette période historique durant lequel une mentalité abstraite et utilitariste, véhiculée par la rationalité instrumentale, a disqualifié l'Esprit de vacance pour mieux prendre sa place en imposant une avidité pulsionnelle au détriment de la vacuité de la conscience. C'est ainsi que le travail est devenu cette valeur centrale qui permet d’intérioriser une vision du monde où l’horizon matériel de la production dénie et réduit au silence la verticalité essentielle de la création et de la spiritualité, au cœur de l’évolution humaine.

Comme l’écrit le philosophe Michel Henry : « La subjectivité vide de l’Occident est une subjectivité avide : elle ne tient pas en place. A la manière des poissons dont elle a pris le regard, elle se jette sur tout ce qui bouge, sur les miettes qu’on lui jette, sur tout les leurres. Car on lui a appris à ne désirer que des leurres et des leurres seuls peuvent la combler. » (Du Communisme au Capitalisme, théorie d’une catastrophe).

L’activisme, le productivisme et le consumérisme sont trois des principaux leurres poursuivis par une subjectivité avide qui réduit la vie concrète et sensible à la survie de l’économie. Conséquence : la croissance, le travail et la marchandise sont devenus les nouvelles idoles d’un monde désenchanté. Contre la folle démesure de cet économisme qui conduit les hommes du leurre au malheur - et l’espèce à sa disparition programmée - le développement humain, la simplicité volontaire et une joyeuse convivialité sont des armes de création massive inspirées par une sagesse immémoriale.

Une éthique de l’oisiveté

Au cœur de cette sagesse, une éthique de l’oisiveté qui s’exprima dans la pensée antique à travers la figure de l’otium. Selon l’Encyclopédie de l’Agora : « Les anciens Romains, imitant en cela les Grecs, divisaient la vie en deux zones. Ils appelaient la première otium. Ce mot qu’il convient de traduire par loisir ne signifie toutefois pas absence de travail, mais occasion de s’occuper de ce qui est proprement humain: la vie publique, les sciences, les arts. La seconde zone, caractérisée par les efforts nécessaires à la satisfaction des besoins vitaux — et pour rendre ainsi possible l’otium — les Romains l’appelaient negotium (nec, otium), indiquant par là le caractère négatif de ces activités par rapport à celles qui portent sur les choses proprement humaines. »
Sénèque
Le philosophe Frédéric Shiffter précise ainsi la notion d'otium : « L’otium, vanté notamment par les Cyrénaïques, Sénèque, Montaigne, Nietzsche, est le temps à soi mis à profit pour l’étude, la réflexion, mais aussi pour les plaisirs de l’amour, de l’amitié, de la lecture, de l’écriture. Il se situe hors du tumulte du negotium, c’est-à-dire des affaires et des occupations serviles. S’il s’oppose au travail, l’otium, «le» loisir, n’a rien à voir avec «les» loisirs.

Les loisirs sont la continuité du negotium : qu’il s’agisse du football, ou autres sports médiatisés, des voyages organisés, les fêtes de ceci ou de cela, toutes ces agitations sont si intenses et si planifiées, que les gens s’abrutissent. On peut appliquer aux loisirs ce que Nietzsche disait du travail, à savoir qu’ils sont « la meilleure des polices » et entretiennent la vulgarité et le grégarisme ». ( Philosophie Magazine N°43)

Cette éthique de l’oisiveté renvoie à une vision du monde qui privilégie le développement de l’esprit et de la convivialité par rapport à celui de la production économique. Dans nombre de civilisations pré-modernes - archaïques ou traditionnelles - l’activité productive et marchande, bornée par une série de normes éthiques, religieuses et sociales, est réduite à la satisfaction des besoins vitaux dans un milieu donné. Dépourvu de valeur morale, le travail y est considéré comme une simple nécessité et c’est d’ailleurs pourquoi, dans un certain nombre de sociétés, il est réservé aux esclaves !...

Selon l’Encyclopédie de l’Agora, dans l’antiquité « l’otium était le fond du temps dans les deux sens du terme, base et réserve. Sur ce fond on prélevait, avec un sens aigu de la limite, les intervalles nécessaires à ce que nous appelons le travail. Au cours des temps modernes, la situation s’est progressivement inversée. C’est le travail qui constitue le fond du temps, l’idéal à ce point incontesté qu’il déteint sur les intervalles de temps libre que l’on parvient, du moins dans les professions jadis libérales, de plus en plus difficilement à lui arracher ».

C’est ainsi que selon l’économiste français Christian de Saint-Étienne : « Un fabuleux renversement socio-politique s’est opéré en moins de trois siècles : la minorité privilégiée, jusqu’à l’avènement de la révolution industrielle et du capitalisme, était constituée de ceux qui ne travaillaient pas et vivaient du travail des autres. Trois siècles plus tard, les maîtres sont les acteurs submergés de travail et les dominés sont les spectateurs de la création de richesse.» ( Un fabuleux renversement. Jacques Dufresne)

Un processus d’usurpation

On connaît la célèbre formule d’Einstein selon laquelle «  L’intuition est un don sacré et la raison, sa fidèle servante. Nous avons créé une société qui honore la servante en oubliant le don ». Au cours du dix-neuvième siècle, la raison instrumentale opère un véritable coup d’état d’esprit en usurpant le pouvoir souverain de l’intuition qui fut au cœur des traditions.

A l’origine de cette usurpation, l’hypostase de la raison crée le rationalisme : une hégémonie de la rationalité instrumentale produite par le déni et/ou la diabolisation d’une intuition caricaturée et stigmatisée sous la forme de l’irrationnel. Fondée sur la séparation et l’abstraction, la rationalité abstraite - devenue autonome - crée un univers unidimensionnel à son image où la relation, la profondeur et le mouvement disparaissent au profit d’une vision instrumentale et objective, à la fois mécanique et technocratique. Ce processus de réification réduit l'homme à sa fonction économique de producteur et de consommateur.

A une culture de domination abstraite fondée sur le pouvoir hégémonique de la rationalité instrumentale correspond une organisation sociale fondée sur le pouvoir absolu de l’économie. Nous pourrions paraphraser la maxime d’Einstein en la transposant au niveau de l’organisation socio-économique : « Le développement humain est un don sacré et la production économique, sa fidèle servante. Nous avons créé une société qui honore la servante en oubliant le don »

Ce processus d’usurpation fonde l’anthropologie moderne et inspire le modèle de l’Homo oeconomicus : un individu abstrait, régi par son intérêt égoïste et dont la subjectivité avide est au service d’une stratégie de domination et d’appropriation de son environnement tant naturel que social.

La "meilleure des polices"

Friedrich Nietzsche
Dans Aurore, Nietzsche analyse ce renversement de perspective qui fait du travail la meilleure des polices pour entraver le développement de la créativité humaine dans une société où la sécurité est devenue la divinité suprême :

« Dans la glorification du "travail", dans les infatigables discours sur la "bénédiction du travail", je vois la même arrière-pensée que dans les louanges des actes impersonnels et conformes à l'intérêt général : la crainte de tout ce qui est individuel. On se rend maintenant très bien compte, à l'aspect du travail — c'est-à-dire de ce dur labeur du matin au soir — que c'est là la meilleure police, qu'elle tient chacun en bride et qu'elle s'entend vigoureusement à entraver le développement de la raison, des désirs, du goût de l'indépendance.

Car le travail use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, et la soustrait à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l'amour et à la haine, il place toujours devant les yeux un but minime et accorde des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société, où l'on travaille sans cesse durement, jouira d'une plus grande sécurité : et c'est la sécurité que l'on adore maintenant comme divinité suprême. »

Une malédiction transformée en volupté

Emil Cioran
Dans la même perspective, Emil Cioran analyse avec lucidité ce processus véritablement pervers que constitue une valorisation du travail fondée sur le déni de l’évolution intérieure : «  Le travail : une malédiction que l'homme a transformée en volupté. Oeuvrer de toutes ses forces pour le seul amour du travail, tirer de la joie d'un effort qui ne mène qu'à des accomplissements sans valeur, estimer qu'on ne peut se réaliser autrement que par le labeur incessant — voilà une chose révoltante et incompréhensible.

Le travail permanent et soutenu abrutit, banalise et rend impersonnel. Le centre d'intérêt de l'individu se déplace de son milieu subjectif vers une fade objectivité ; l'homme se désintéresse alors de son propre destin, de son évolution intérieure, pour s'attacher à n'importe quoi : l'œuvre véritable, qui devrait être une activité de permanente transfiguration, est devenue un moyen d'extériorisation qui lui fait quitter l'intime de son être. Il est significatif que le travail en soit venu à désigner une activité purement extérieure : aussi l'homme ne s'y réalise-t-il pas — il réalise. » (Sur les cimes du désespoir)

Le travail pourrait ainsi être défini comme une occupation de gens désoeuvrés. Les créateurs, les gens passionnés, les hommes qui ont une vocation et ceux qui aiment leur métier ne travaillent jamais. Ils sont eux-mêmes travaillés par une énergie créatrice qui les anime et leur permet de se développer en se dépassant, sans cesse, confirmant cette pensée de Pierre Teilhard de Chardin pour qui : « La seule réalité qui soit au monde est la passion de grandir. »

Vocation


L’activité est créatrice quand elle n’est pas une fin en soi mais un moyen pour développer les qualités humaines et relationnelles, intellectuelles et spirituelles. Ceux qui sont animés d’un tel état d’esprit deviennent les vecteurs du « pouvoir de l’intention » qui attire à eux, à travers une loi aussi mystérieuse que puissante, les éléments nécessaires à leur réalisation. Nulle pensée magique là-dedans mais la reconnaissance de la puissance créatrice de l'être humain totalement niée par une pensée mécanique et instrumentale incapable de saisir le mouvement créateur et intégratif au cœur de la vie/esprit.

Pour le biologiste Henri Laborit : « L'Homme est un être de désir. Le travail ne peut qu'assouvir des besoins. Rares sont les privilégiés qui réussissent à satisfaire les seconds en répondant au premier. Ceux-là ne travaillent jamais. » (Éloge de la fuite)

Sans doute est-ce le terme de vocation qui définit le mieux l’activité animée par l’Esprit de vacance. Cette vocation renvoie à une voix intérieure évoquée dans notre dernier billet au sujet de la philosophie chinoise du wu-wei (non-agir) : « Le wu-wei se rattache au concept de la vision juste et de tout ce qui en découle en pratique, particulièrement l’attitude juste qui fait que, si nous écoutons la voix intérieure, nous agissons spontanément, correctement, efficacement, naturellement "sans même penser à ce que nous allons faire, tout comme les branches se tournent vers le soleil ". »

Le progrès technologique n'a de sens que s'il libère l'homme du travail en permettant à chacun de développer sa vocation, cette activité créatrice, inspirée par une voix intérieure grâce à laquelle la subjectivité participe de manière sensible à la dynamique de l’évolution humaine, sociale et culturelle.

« Arbeit match frei »

Paul Lafargue
La centralité du travail est le symptôme d’une civilisation littéralement dégénérée. Si le travail, défini en tant qu’activité productrice, est une nécessité, hypostasier cette nécessité comme valeur fondatrice d’une société, au cœur du lien social et au détriment des valeurs qualitatives, constitue une exception affligeante dans l’histoire universelle et montre le degré de décomposition spirituelle d’une telle civilisation.

Ce qui faisait écrire à Paul Lafargue dans ce grand classique qu'est Le droit à la paresse : "Une étrange folie possède les classes ouvrières des nations où règne la civilisation capitaliste. Cette folie est l’amour du travail, la passion moribonde du travail, poussée jusqu’à l’épuisement des forces vitales de l’individu et de sa progéniture. Au lieu de réagir contre cette aberration mentale, les prêtres, les économistes, les moralistes, ont sacro-sanctifié le travail. Hommes aveugles et bornés, ils ont voulu être plus sages que leur Dieu ; hommes faibles et méprisables, ils ont voulu réhabiliter ce que leur Dieu avait maudit...

Le prolétariat trahissant ses instincts, méconnaissant sa mission historique s'est laissé pervertir par le dogme du travail. Rude et terrible a été son châtiment. Toutes les misères individuelles et sociales sont nées de sa passion pour le travail. »

"Le Travail rend libre"

Cette folie évoquée par Lafargue a été illustrée jusqu'au paroxysme par les nazis au camp d'Auschwitz à l'entrée duquel on pouvait lire : "Arbeit match frei" (Le travail rend libre), révélant ainsi l’inhumanité d’une civilisation fondée sur le primat totalitaire de l’économie. Déporté aux camps de Buchenwald et de Dachau, Robert Antelme est l’auteur de L’espèce humaine, un livre de référence sur les camps de concentration, paru en 1947, où il écrit ceci : "il n’y a pas de différence de nature entre le régime "normal" d’exploitation de l’homme et celui des camps. Le camp est simplement l’image nette de l’enfer plus ou moins voilé dans lequel vivent encore tant de peuples." Il n'est qu'à voir des reportages sur les conditions de vie des ouvriers dans cet atelier du monde qu'est devenu la Chine pour comprendre que cette réflexion n'a rien perdu de son actualité.

Dans une série de billets intitulée La fin de l’ère économique, nous avons analysé les rouages de cette idéologie totalitaire que devient l’économie quand elle impose un modèle abstrait et exclusif qui nie le développement qualitatif de l’être humain au profit de la croissance quantitative de la production des biens matériels.

L’otium du peuple


En déconstruisant l’économisme dominant, en s’insurgeant contre son inhumanité, l’Esprit de vacance redonne au développement humain sa fonction prééminente et remet le travail à la place qui doit être la sienne, celle d’un moyen au service d’une finalité qui la transcende : le potentiel créateur et spirituel de l’être humain. Rappelons-nous de la parabole des Evangiles : « Voyez les lis des champs : ils ne filent ni ne cousent et pourtant jamais Salomon n’a été vêtu comme eux dans toute sa gloire. Que sert à l’homme de gagner l’univers s’il vient à perdre son âme ? » (Matthieu, 16.26)

Autant la remise en question de la centralité du travail dans l’organisation sociale effraiera ceux qui ont totalement intériorisé la vision du monde propre à l’économisme dominant, autant elle apparaît comme une évidence pour toute vision post-capitaliste qui s’inscrit dans l’horizon d’un nouveau stade évolutif marqué par le passage de l’ère des producteurs à celui des créateurs.

La valorisation et la centralité du travail représentent la quintessence d’une vie aliénée, fondée sur le déni de ce qui constitue l’essence même de l’être humain. Ce que Boris Vian résume avec l’humour qu’on lui connaît : « Le travail est l’opium du peuple… Je ne veux pas mourir drogué. » Passer de l'ère des producteurs à celle des créateurs, c'est se libérer de cette addiction au travail qu'est l'opium du peuple pour faire advenir l'otium du peuple, un temps libre et partagé, consacré à l'Esprit de vacance !...

A suivre...

1 commentaire:

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