vendredi 18 mai 2012

La Mémoire de l'Evolution


L’homme que dévoile la cosmologie et la paléo-anthropologie n’est pas un être fixe mais un processus dont le développement se joue sur des centaines de milliers, voire sur des millions d’années. Bertrand Meheust


Les Mèmes Culturels selon la Spirale Dynamique

Nous vivons une crise systémique qui est, avant tout, une crise évolutive : le signe d’une indispensable mutation qui accompagne l’émergence d’un nouveau modèle. Mais cette mutation pose un problème : comment l’individu abstrait de la modernité peut-il se projeter dans le futur alors qu’il est devenu un Homo oeconomicus sans histoire et sans mémoire ?

Cette histoire et cette mémoire sont celles d’une lente évolution qui se mesure en millions d’années et qui s’exprime en chaque être humain par un processus de développement à la fois biologique et psychologique, culturel et social, cognitif, moral et spirituel.

Pour faire advenir un nouveau modèle, il nous faut donc absolument retrouver la mémoire de l’évolution. Et c’est pour cela que, depuis un siècle, des penseurs visionnaires élaborent une cartographie du développement humain à l’origine d’une nouvelle anthropologie évolutionnaire.

Un individu abstrait

Fondée sur une rationalité utilitaire et instrumentale, la modernité a fait émerger la figure d’un individu abstrait et anhistorique - Homo oeconomicus - une entité égoïste régie par ses intérêts et désaffiliée de toute appartenance sociale comme de toute tradition culturelle. Or, comme l’exprime Bertrand Meheust dans la citation en exergue, les connaissances scientifiques montrent que l’être humain, loin d’être cette entité abstraite, participe d’un très long processus évolutif qui se mesure en millions d’années. L’individualisme abstrait de la modernité implique le déni de cette dynamique évolutive, constitutive de l’être humain.

Il existe donc un profond hiatus entre l’abstraction de l’anthropologie moderne - profondément amnésique - et la dynamique de l’évolution dont chaque être humain est l’héritier et l’expression ponctuelle au sein de l’espèce humaine. Ce hiatus est à l’origine d’une schizophrénie profonde qui nourrit le mal être contemporain.

C’est dans ce contexte que des penseurs visionnaires ont élaboré des modèles permettant de penser le processus de développement qui, au cœur de la condition humaine, est la mémoire de l’évolution. Retrouver cette mémoire c’est être capable de se projeter dans le futur en participant de manière consciente à cette dynamique évolutive qui se manifeste aujourd’hui à travers de nouvelles formes de pensée et de sensibilité.

La tyrannie de l’immédiat

Dans cet excellent ouvrage qu'est La politique de l’Oxymore, Bertrand Meheust dénonce la tyrannie de l’immédiat propre à nos sociétés modernes comme un déni de la dynamique évolutive : « Nos contemporains conçoivent le devenir de l’humanité sur quelques décennies, sur quelques siècles, et les plus audacieux philosophes de l’histoire, à l’exception de Renan dans L’Avenir de la Science, n’ont jamais été capable de dépasser la profondeur de quelques millénaires.

Tout cela est dérisoire, il y a un hiatus fatal entre la profondeur de champ de l’économie et de la politique, et celle de la cosmologie et de la paléo-anthropologie contemporaines, un hiatus qui condamne notre temps et qui alimente sa schizophrénie profonde. L’homme que dévoile la cosmologie et la paléo-anthropologie n’est pas un être fixe, mais un processus dont le développement se joue sur des centaines de milliers, voire sur des millions d’années...

C’est précisément parce qu’il est un être historique, au sens fort et noble du terme, c’est parce que son devoir est de s’envisager dans la très longue durée que l’être humain doit s’économiser, s’autolimiter. C’est précisément au nom d’une conception élargie de l’histoire et du progrès qu’il faut refuser par tous les moyens la marchandisation du monde. La politique publique ne pourra longtemps se passer d’une vision globale de ce genre, car si elle reste liée à l’immédiat, elle est condamnée, comme l’a vu Castoriadis, à l’insignifiance ».

Intuition et Intellect

Ce qui fait  la spécificité de la pensée moderne, c'est son abstraction : elle sépare intellectuellemet la sensibilité du sujet de ses objets d'attention afin de pouvoir dominer la nature et utiliser ses ressources dans une logique d'approriation. Ce faisant, elle crée un hiatus entre une subjectivité vivante et créatrice, impliquée dans son milieu, et un intellect qui fixe et fige son environnement pour se l’approprier en l’objectivant.

Le mental devient prédateur quand il oublie son lien de subordination avec l’intuition créatrice dont il devrait être le serviteur et l’effecteur. Chez l’homme moderne, ce hiatus entre esprit créateur et mental prédateur est à l’origine d’une profonde crise d’identité qui se mue progressivement en crise de civilisation.

La pensée évolutionniste d’un Bergson permet de penser ce hiatus. Alors que le champ de l’intuition créatrice est celui, subjectif, de la durée, le champ de la pensée conceptuelle transforme la durée vécue en cette mesure spatiale qu’est le temps mécanique des horloges. L’intelligence abstraite réduit l’intensité qualitative - vécue intuitivement et affectivement - à une expression formelle et objective susceptible d’être mesurée et quantifiée. Comme l’écrit Ken Wilber : « Les valeurs, la signification, les objectifs et les qualités de la vie échappent à la science comme la mer glisse à travers les mailles du filet du pêcheur ». (Up from Eden).

Réductionnisme dominant

Comme l’exige son rôle de formalisation, le mental analytique est foncièrement réductionniste : il transforme un intensité qualitative qui, par définition, lui échappe en un mécanisme mesurable et quantifiable. C’est ainsi que le réductionnisme scientifique réduit la dynamique qualitative de l’évolution à une somme d’adaptations mécaniques dues au jeux du hasard et de la nécessité. L’objectivation scientifique est incapable de saisir les enjeux réels – c'est-à-dire globaux et qualitatifs – qui sont ceux de l’évolution en général et du développement humain en particulier.

Henri Atlan, un des grands penseurs français de la biologie, exprime les impasses d’une approche réductionniste totalement remise en question actuellement : « La biologie, « science de la vie », est devenue, au vingtième siècle, une science totalement matérialiste. Pour les chercheurs, la notion de « vie », le « vitalisme » avec son mystère ont disparu au profit d’une analyse du fonctionnement des organismes comme des machines physico-chimiques. Cela paraît paradoxal de dire que les sciences de la vie ne s’occupent pas de la vie, mais c’est assez exact. La biologie s’occupe des corps, sans tenir compte de notre expérience subjective du corps et du vivant, voilà pourquoi elle inquiète. » (Le Monde 2 - 16/04/05)

Au fur et à mesure où le réductionnisme dominant est remis en question par les savants eux-mêmes, les gardiens de l’orthodoxie matérialiste font régner une forme de terrorisme intellectuel et institutionnel au sujet de l’évolution en réduisant la fin - une dynamique qualitative - à des moyens - les mécanismes d’adaptation – et en diabolisant comme « irrationnelles»  ou « obscurantistes » toutes approche refusant de se plier à ce diktat réductionniste. Une de leur stratégie privilégiée : opérer un amalgame entre une anthropologie évolutionnaire et les délires religieux des Créationnistes américains. Lire à ce sujet le billet consacré ici au livre-enquête passionnant de Patrice van  Erseel sur l'hominisation : Du Pithécantrope au Karateka.

Ce type de réactions passionnelles qui flirte parfois avec le fanatisme est l’expression d’enjeux idéologiques qui n’ont rien à voir avec la supposée neutralité scientifique et qui la viole allégrement. Il est évident que de telles réactions paraîtront aux historiens du futur aussi obscurantistes que celles des inquisiteurs vis-à-vis de la découverte de l’héliocentrisme par Galilée : le dogme a défendre n'étant plus celui de la révélation chrétienne mais celui du réductionniste matérialiste. 

Il existe deux manière de nier la dynamique qualitative de l’évolution : réduire celle-ci à une série hasardeuse de mécanismes d’adaptation ou s’enfermer dans une vision anhistorique qui est celle de l’individualisme abstrait. Ce sont en fait les deux versions du même paradigme mécaniste dont la spécificité est de réduire la complexité multidimensionnelle et dynamique du vivant à des relations mécaniques entre des entités objectives et statiques.

Les sciences intégratives

Ce paradigme réductionniste est totalement remis en question par le paradigme holiste de la complexité qui conçoit les totalités comme des systèmes intégrés et dynamiques déterminant les éléments qui le composent. Le terme de complexité est pris ici au sens de son étymologie « complexus » qui signifie « ce qui est tissé ensemble » dans un  entrelacements (plexus).

Dans un entretien à Patrice van Eersel pour la revue Clés, intitulé Intégrer la complexité est la clé du progrès, le biologiste et prospectiviste Joël de Rosnay, dit ceci : «  La complexité est la grande révolution scientifique de notre temps. Elle touche tous les domaines, mais plus spécialement la biologie, l’écologie et l’économie. Commencée il y a un demi siècle, elle connaît depuis vingt ans une forte accélération. Désormais, les chercheurs, quelle que soit leur discipline, évoluent d’une vision analytique et séquentielle vers une vision systémique et intégrative...

Si j’ai cité en tête la biologie, l’écologie et l’économie, c’est qu’elles font déjà partie de ce que les Américains appellent les « sciences intégratives » (integrative sciences), qu’hélas notre système d’éducation ignore encore. On peut ainsi apprendre les mathématiques à partir de la biologie, la physique à partir de la cybernétique, ou l’économie à partir de l’écologie...

Comme si, de la complexité, émergeait peu à peu une unité de la nature. L’expression est forte, mais on peut l’assumer. Dans les domaines les plus variés, on peut voir en effet des homologies, des résonances, si bien que les différents regards que nous posons sur le monde se rassemblent progressivement autour d’une vision globale. Cette vision unifiée débouche sur une approche neuve de la science ».

Un défi épistémologique
 
Illustration de Serge Durand sur son blog Foudre

Pour comprendre le sens véritable de cette dynamique qualitative qu’est l’évolution, il faut oser le saut créatif qui mène des « sciences intégratives », nécessaires mais toujours abstraites, à une vision globale - une « vision intégrale » - qui participe intuitivement et concrètement à cette dynamique qualitative. Car la vie, l’homme et l’évolution ne sont pas simples affaires de science et d’observation mais aussi de conscience et de vision ; pas de simples objets à analyser mais des projets à comprendre à partir d’une participation vécue et intuitive au processus de leur développement.

Penser l’évolution c’est relever un défi épistémologique : passer d’une conception mécaniste,  statique et objective - source du réductionnisme scientifique comme de l’individualisme abstrait - à une vision qualitative, dynamique et projective, seule à même de rendre compte du triple processus d’hominisation, d’humanisation et d’individuation qui se manifeste dans l’histoire évolutive de l'être humain.

C’est parce que l’intuition créatrice permet de participer à la dynamique de l’évolution que des visionnaires comme Hegel, Bergson, Teilhard de Chardin, Sri Aurobindo, Jean Gebser ou aujourd’hui Ken Wilber ont pensé le mouvement qualitatif de l’évolution au cœur du développement humain. Ces penseurs ont tous perçus la solidarité organique existant entre tous les règnes au sein d’une «holarchie », c'est-à-dire d’un ordre multidimensionnel, composé de stades évolutifs à complexité croissante, auquel chaque partie est aussi un tout connecté organiquement à l'ensemble à travers un lien homéotélique.

Comme l’écrit Wilber dans Les Trois Yeux de la Connaissance : «  Si on s'emploie à considérer le monde dans son ensemble en termes d'évolution, il nous apparaîtra lui-même comme évoluant dans une direction définie, c'est-à-dire, vers des niveaux toujours plus élevés d'organisation structurale, vers un holisme, une intégration, une attention, une conscience toujours plus grands. Il suffit d'envisager l'évolution qu'a connu le monde à ce jour — de la matière aux êtres humains en passant par les végétaux, les animaux inférieurs et les mammifères — pour s'apercevoir qu'elle se caractérise par une croissance prononcée vers une complexité et une attention sans cesse croissantes. »

Une cartographie synthétique


Cartographie des niveaux de conscience selon Ken Wilber
Le nouveau paradigme pense l’être humain en terme de relation et d’évolution alors que l’ancien le concevait comme une entité abstraite et statique. Pour cette anthropologie émergente, l’être humain apparaît comme un système de relations animé par la dynamique de l’évolution. Ce système vivant, sensible et conscient, se développe de manière concrète, au fil du temps, à travers des stades de complexité et d’intégration croissantes. Le développement humain est la traduction en terme individuel, social et culturel de la dynamique globale de l’évolution.

Tout au long du vingtième siècle, des chercheurs en sciences humaines ont mis à jour des modèles de développement dans le domaine de la psyché, de la culture, de la cognition ou de la spiritualité. En utilisant aussi bien les travaux de ces chercheurs que les connaissances traditionnelles, Ken Wilber a élaboré une cartographie synthétique qui précise les divers stades du développement humain. Cette cartographie met à jour un vaste spectre de développement qui concerne l’être humain dans toutes ses dimensions, à la fois biologique et psychique, sociale et culturelle, cognitive, morale et spirituelle.

Si une telle cartographie est fondamentale c’est qu’elle pose les bases d’une anthropologie évolutionnaire concevant l’être humain comme un voyageur de l'évolution  qui chemine sur la voie de l’humanisation et de l’individuation à travers les étapes d’un vaste spectre qui va des racines archaïques de l’inconscient collectif et des mémoires transgénérationnelles aux hauteurs extatiques d’une conscience transpersonnelle.

Dans cette nouvelle vision, l’être humain retrouve ce qui le fonde : cette dynamique interne qui  fait de lui un être en transition évolutive entre archaïsmes instinctifs et  intuition des archétypes, entre ancestralité transgénérationnelle et inspiration transpersonnelle. Interprète et expression singulière d’une dynamique évolutive, cet homme en transition c’est nous-même pourvu que nous osions sortir des limites du mental pour faire l’expérience du flux créateur de la vie et de la conscience.

Engoncés dans le confort intellectuel de l'ancienne vision du monde, on ne mesure pas encore la profondeur de cette révolution anthropologique comme on ne mesurait pas à l'époque de son émergence le bouleversement  qu'allait apporter la pensée des Lumières qui donna naissance au monde moderne. L'anthropologie évolutionnaire donne naissance, quant à elle, à un monde cosmoderne qui est celui d'un homme en transition évolutive dont la subjectivité participe intuitivement à la dynamique créatrice d'un Kosmos mutidimensionnel.

1 commentaire:

  1. Sincères félicitations !
    Quelle surprise de voir citer "Le Journal Intégral" dans : le guide de la spiritualité, de David Dubois et Serge Durand, en bonne place dans la rubrique consacrée à la sphère intégrale.
    Encore bravo pour cette reconnaissance méritée.

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