mercredi 22 février 2012

L'Eveil selon René Daumal

René Daumal


La seule réalité qui soit au monde est la passion de grandir. Pierre Theilard de Chardin
Après avoir consacré nos trois derniers billets au texte fondateur de Roger Gilbert-Lecomte intitulé Les Métamorphoses de la poésie, nous proposerons ci-dessous un texte de René Daumal, l’autre figure emblématique du Grand Jeu, où l’auteur évoque la métaphysique comme cette « science des sciences » qui naît de la « réflexion sur cet éveil perpétuel vers la plus haute conscience possible ».

Une culture a-cosmique

La pensée intégrale ne possède pas de carte d’identité. Ce serait une erreur d’identifier et de réduire un courant de pensée qui est, par essence, dynamique, évolutif et planétaire, à tel ou tel auteur, à telle ou telle culture, à telle ou telle formulation. Ce grand fleuve s’enrichit et s’agrandit des apports spécifiques de chaque culture qui exprime la même dynamique à travers des formes qui lui sont propres. Ces formes culturelles s’inscrivent dans une généalogie liée à l’histoire et au génie d’un peuple.

La France apparaissait à Cioran comme « le refus du mystère ». Il définissait ainsi la culture française : « Il s'agit d'une culture de la forme qui recouvre les forces élémentaires et, sur tout jaillissement passionnel, étale le vernis bien pensé du raffinement... La France considère tout ce qui dépasse la forme comme une pathologie du goût. Son intelligence n'admet pas non plus le tragique, dont l'essence se refuse à être explicite, tout comme le sublime...

C'est une culture a-cosmique, non sans terre mais au-dessus d'elle. Ses valeurs ont des racines, mais elles s'articulent d'elles-mêmes, leur point de départ, leur origine ne comptent pas... Les cultures a-cosmiques sont des cultures abstraites. Privées de contact avec les origines, elles le sont aussi avec l'esprit métaphysique et le questionnement sous-jacent de la vie.
» (De la France)

Formalisme et métamorphose

La forme a deux destins possibles : celui, évolutif et créatif, de la métamorphose et celui, régressif et mortifère, du formalisme.
La métamorphose c’est la destinée créatrice d’une forme qui exprime une force dynamique et qui évolue dans le temps en se trans-formant. Le formalisme c’est le destin fatal d’une forme qui, ayant perdu sa fonction, est privée de toute dynamique. C'est ainsi qu'elle se délite progressivement en se cristallisant puis en se désorganisant.

Dès lors qu’il devient hégémonique, le tropisme de la culture française pour l’abstraction formelle se révèle étouffant : il dégrade la forme en un formalisme morbide à l’origine d’une pensée purement abstraite dont la conséquence est une sensibilité désenchantée. Fondé sur le déni de l’énergie créatrice, le formalisme relève d’une cristallisation de la forme, dénuée de toute dynamique fonctionnelle comme de tout enracinement sensible.

En réaction à cette emprise du formalisme abstrait sur la culture hexagonale, des créateurs ont préféré l’exil intérieur en choisissant le mystère comme patrie. Ils ont conçus l’art comme une façon de résister spirituellement à la chosification programmée de la conscience et du monde. Ce faisant, ils n’en sont pas moins restés fidèles à la précision formelle propre au génie et à la tradition française. Ils ont ainsi développé des langages formels à travers lesquels s’exprime leur intuition sensible.

Une secrète alchimie
C’est ainsi que tout un courant artistique et culturel – aussi minoritaire que visionnaire – est né en France d’une secrète alchimie entre la force de l’intuition visionnaire et la précision formelle de l’expression. Rimbaud, le Voyant, est le parfait exemple de cette intuition visionnaire qui invente un langage formel d'une profonde originalité pour exprimer sa force irréductible.
Les poètes du Grand Jeu s’inscrivent, eux aussi, dans ce courant. Pas étonnant qu’ils aient posé les bases, dès les années trente, d’une vision intégrale fondée sur la synthèse entre intuition sensible et forme conceptuelle, annonçant de manière prémonitoire l’évolution culturelle qui aura lieu tout au long du vingtième siècle.

Dans Les Métamorphoses de la poésie, Roger Gilbert-Lecomte explicite les fondements d’une méthodologie poétique qui serait un mode de connaissance à part entière – à la fois opposé à la raison discursive et complémentaire – à l’origine d’une véritable « métaphysique expérimentale » dont René Daumal fut un grand explorateur.

L’Axe Daumal

Dans un beau texte intitulé L’Axe Daumal, Damien-Guillaume Audollent présente ainsi l’autre protagoniste principal du Grand Jeu : « Qui se souvient de René Daumal ? Soixante ans tout juste après sa disparition — il est mort le 21 mai 1944, à l’âge de trente-six ans —, que reste-t-il dans nos mémoires et dans nos vies de celui qu’on aura vite classé parmi les « météores » de notre littérature, pour mieux neutraliser sous cette étiquette la puissance de ses écrits, faits et gestes, marqués par une radicale « métaphysique expérimentale » ?

Qu’est-ce que le Grand Jeu, tentative pour hisser haut les couleurs de la « vraie vie », dont il fut l’un des principaux artisans, peut encore nous dire ? Dans cet aujourd’hui caricatural de bruit et de fureur où nous errons bouche bée, Daumal, « phrère simpliste », poète, philosophe, pataphysicien, traducteur du sanskrit, lecteur de Rabelais, Gurdjieff, Jarry, Hegel et des Upanishads, est-il encore seulement audible ?

Et si c’était plutôt nos oreilles qui étaient bouchées ? Du Contre-Ciel à L’évidence absurde, de Mugle aux Pouvoirs de la parole, de La Grande Beuverie au Mont analogue, Daumal n’a pourtant cessé de délivrer un message transcendant les clivages traditionnels et artificiels qui voudraient opposer l’art à la vie, la réflexion à l’action, le sujet à l’objet. Contre toutes les doxa et tous les pouvoirs en place — il a notamment été l’un des rares à oser, dès la fin des années 1920, affronter André Breton sur le terrain des arguments et non sur celui des invectives —, Daumal expérimente les voies d’un indispensable retour à l’essentiel.

Ainsi qu’il l’écrit dans un projet de présentation du Grand Jeu, celui-ci «
exige une Révolution de la Réalité vers sa source, mortelle pour toutes les organisations protectrices des formes dégradées et contradictoires de l’être ; il est donc l’ennemi naturel des Patries, des États impérialistes, des classes régnantes, des Religions, des Sorbonnes, des Académies. »

Les Dernières Paroles du poète : «
Comme la magie, la poésie est noire ou blanche, selon qu’elle sert le sous-humain ou le surhumain », selon qu’elle flatte la dépendance, l’illusion et le mensonge, ou qu’elle tend à nous réveiller de nos confortables sommeils, peuplés de fantômes qui prétendent gouverner nos vies. (Il existe également de nombreuses formes de poésie grise, aussi inoffensives que vides de sens.)

Dans sa recherche d’autonomie, de liberté et d’authenticité, explique Daumal, le seul ennemi véritable de l’homme, c’est lui-même. L’enfer, ce n’est ni les autres, ni le monde extérieur, mais bel et bien ce « je » hagard qui, en chacun de nous, se croit maître d’une prétendue individualité, dont il ignore pourtant les tenants et les aboutissants
. »

Le texte ci-dessous sur l'éveil est tiré de Tu t’es toujours trompé, un pamphlet sur les intellectuels à propos des existentialistes et d’Albert Camus. René Daumal y évoque le développement de la conscience comme « une trajectoire indéfinie d'éveils toujours nouveaux » : « Tu t'éveilles ; et immédiatement tu dois t'éveiller à nouveau. Tu t'éveilles de ton éveil. Ton éveil premier apparaît comme un éveil à ton éveil second. Par cette marche réflexive la conscience passe perpétuellement à l'acte ». Cette formulation renvoie très précisément aux divers niveaux évolutifs de la conscience tels qu'ils ont été modélisés par les cultures traditionnelles et synthétisés par la théorie intégrale de Ken Wilber.


L’expérience de l’éveil. René Daumal

Tel homme s’éveille, le matin, dans son lit. A peine levé, il est déjà de nouveau endormi ; en se livrant à tous les automatismes qui font que son corps peut s'habiller, sortir, marcher, aller à son travail, s'agiter selon la règle quotidienne, manger, bavarder, lire un journal – car c’est en général le corps seul qui se charge de tout cela –, ce faisant il dort.

Pour s’éveiller il faudrait qu’il pensât : toute cette agitation est hors de moi. Il lui faudrait un acte de réflexion. Mais si cet acte déclenche en lui de nouveaux automatismes, ceux de la mémoire, du raisonnement, sa voix pourra continuer à prétendre qu’il réfléchit toujours ; mais il s’est encore endormi.

Il peut ainsi passer des journées entières sans s’éveiller un seul instant. Songe seulement à cela au milieu d'une foule, et tu te verras environné d'un peuple de somnambules. L'homme passe, non pas, comme on dit, un tiers de sa vie, mais presque toute sa vie à dormir de ce vrai sommeil de l'esprit.

Et ce sommeil, qui est l’inertie de la conscience
a beau jeu de prendre l’homme dans ses pièges : car celui-ci, naturellement et presque irrémédiablement paresseux, voulait bien s'éveiller certes, mais comme l'effort lui répugne, il voudrait - et naïvement il croit la chose possible - que cet effort une fois accompli le plaçât dans un état de veille définitif ou au moins de quelque longue durée ; voulant se reposer dans son éveil, il s'endort.

Et le seul acte immédiat que tu puisses accomplir, c'est t'éveiller, c’est prendre conscience de toi-même. Jette alors un regard sur ce que tu crois avoir fait depuis le commencement de cette journée, c'est peut-être la première fois que tu t'éveilles vraiment ; et c'est seulement en cet instant que tu as conscience de tout ce que tu as fait, comme un automate sans pensée.

Pour la plupart, les hommes ne s’éveillent même jamais à ce point qu'ils se rendent compte d'avoir dormi. Maintenant, accepte si tu veux cette existence de somnambule. Tu pourras te comporter dans la vie en oisif, en ouvrier en paysan, en marchand, en diplomate, en artiste, en philosophe sans t'éveiller jamais que de temps en temps, juste ce qu'il faut pour jouir ou souffrir de la façon dont tu dors ; ce serait même peut-être plus commode, sans rien changer à ton apparence, de ne pas t'éveiller du tout.

Et comme la réalité de l'esprit est acte, l'idée de substance pensante n'étant rien si elle n’est actuellement pensée en ce sommeil, absence d'acte, privation de pensée, il n’y a rien, il est véritablement la mort spirituelle.

Mais si tu as choisi d'être, tu t’es engagé sur un rude chemin, montant sans cesse et réclamant un effort de tout instant. Tu t'éveilles ; et immédiatement tu dois t'éveiller à nouveau. Tu t'éveilles de ton éveil. Ton éveil premier apparaît comme un éveil à ton éveil second. Par cette marche réflexive la conscience passe perpétuellement à l'acte.

Au lieu que les autres hommes, pour le plus grand nombre, ne font que s'éveiller, s'endormir, s’éveiller, s’endormir, monter un échelon de conscience pour le redescendre aussitôt, ne s’élevant jamais au-dessus de cette ligne zigzagante, tu te trouves et te retrouves là selon une trajectoire indéfinie d'éveils toujours nouveaux.

Et comme rien ne vaut que pour la conscience percevante, ta réflexion sur cet éveil perpétuel vers la plus haute conscience possible constituera la science des sciences. Je l’appelle métaphysique.

Mais, toute science des sciences qu’elle est, n’oublie pas qu’elle ne sera jamais que l'itinéraire tracé d'avance, et à grands traits, d’une progression réelle. Si tu l’oublies, si tu crois avoir achevé de t’éveiller parce tu as établi d’avance les conditions de ton éveil perpétuel, à ce moment de nouveau tu t’endors, tu t’endors dans la mort spirituelle.


Netographie

L’Axe Daumal
Damien-Guillaume Audollent. Relire ou découvrir Daumal. Remue.net

René Daumal et l’expérience Gurdjieff Jean Biès. Philosophia Perennis

René Daumal Entretien avec Jean-Philippe de Tonac et Albert Palma. Clés

Rien ne va plus, faites le Grand Jeu Zéno Bianu . Remue.net


Bibliographie

Les Poètes du Grand Jeu Zéno Bianu. Gallimard

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire