mardi 19 juillet 2011

Education intégrale (5) Le Nouvel Esprit Pédagogique (fin)



Apprendre à devenir humain est la seule radicalité. Raoul Vaneigem

Basarab Nicolescu est un physicien français d’origine roumaine, fondateur et animateur du Ciret Centre International de Recherches et Etudes Transdisciplinaires – dont nous avons évoqué les travaux dans le premier et le second billet consacré au « Nouvel Esprit Pédagogique ». Nous reviendrons, ailleurs, sur l’originalité et la nécessité de cette transdisciplinarité qui est « ouverture de toutes les disciplines à ce qui les traverse et les dépasse » et qui, en cela même, est cousine d’une vision intégrale. Mais ce qui nous intéresse ici, c’est le regard original que permet une telle ouverture épistémologique sur l'éducation.

S’interrogeant sur ce que devrait être une éducation correspondant aux mutations du monde moderne, la "Commission internationale sur l'éducation pour le vingt et unième siècle", rattachée à l'UNESCO et présidée par Jacques Delors, a défini les quatre piliers de l’éducation : apprendre à connaître, apprendre à faire, apprendre à vivre ensemble et apprendre à être. ( L'éducation : un trésor est caché dedans.)

Dans un article intitulé Vers une éducation transdisciplinaire, Basarab Nicolescu relie ces quatre types d’éducation sous le signe de la transdisciplinarité. Selon lui : « Une éducation viable ne peut être qu'une éducation intégrale de l'homme, selon la formulation si juste du poète René Daumal. Une éducation qui s'adresse à la totalité ouverte de l'être humain et non pas à une seule de ses composantes. L'éducation actuelle privilégie l'intelligence de l'homme, par rapport à sa sensibilité et à son corps, ce qui a été certainement nécessaire à une époque donnée, pour permettre l'explosion du savoir. Mais cette préférence, si elle continue, va nous entraîner dans la logique folle de l'efficacité pour l'efficacité qui ne peut aboutir qu'à notre autodestruction. »

Basarab Nicolescu explique de manière synthétique la nécessaire évolution vers une éducation intégrale qui est la cause et la conséquence de ce qu’il appelle une révolution de l'intelligence : « l'émergence d'un nouveau type d'intelligence, fondée sur l'équilibre entre l'intelligence analytique, les sentiments et le corps. C'est seulement ainsi que la société du XXIème siècle pourrait concilier effectivité et affectivité. »


Vers une éducation transdisciplinaire - Basarab Nicolescu

L'avènement d'une culture transdisciplinaire, qui pourra contribuer à l'élimination des tensions qui menacent la vie sur notre planète, est impossible sans un nouveau type d'éducation qui prenne en compte toutes les dimensions de l'être humain.

Les différentes tensions - économiques, culturelles, spirituelles - sont inévitablement perpétuées et approfondies par un système d'éducation fondé sur les valeurs d'un autre siècle, en décalage accéléré avec les mutations contemporaines. La guerre plus ou moins larvaire, des économies, des cultures et des civilisations ne cesse pas de conduire ici et là à la guerre chaude. Au fond, toute notre vie individuelle et sociale est structurée par l'éducation. L'éducation se trouve au centre de notre devenir. L'avenir est structuré par l'éducation qui est dispensée dans le présent, ici et maintenant.

La prise de conscience d'un système d'éducation en décalage avec les mutations du monde moderne s'est traduite par de nombreux colloques, rapports et études. Le rapport le plus récent et le plus exhaustif a été élaboré par la "Commission internationale sur l'éducation pour le vingt et unième siècle", rattachée à l'UNESCO et présidée par Jacques Delors. Le rapport Delors met avec force l'accent sur les quatre piliers d'un nouveau type d'éducation : apprendre à connaître, apprendre à faire, apprendre à vivre ensemble et apprendre à être.

Dans ce contexte, l'approche transdisciplinaire peut avoir une contribution importante dans l'avènement de ce nouveau type d'éducation.

Apprendre à connaître

Apprendre à connaître signifie tout d'abord l'apprentissage des méthodes qui nous aident à distinguer ce qui est réel de ce qui est illusoire et avoir ainsi un accès intelligent aux fabuleux savoirs de notre époque. Dans ce contexte l'esprit scientifique, un des plus hauts acquis de l'aventure humaine, est indispensable. L'initiation précoce à la science est salutaire car elle donne accès, dès le début de la vie humaine, à l'inépuisable richesse de l'esprit scientifique, fondé sur le questionnement, sur le refus de toute réponse pré-fabriquée et de toute certitude en contradiction avec les faits.

Mais l'esprit scientifique ne veut nullement dire l'augmentation inconsidérée de l'enseignement des matières scientifiques et la construction d'un monde intérieur fondée sur l'abstraction et la formalisation. Un tel excès, hélas courant, ne pourrait conduire qu'à l'exact opposé de l'esprit scientifique : les réponses toutes faites d'autrefois seraient remplacées par d'autres réponses toutes faites (cette fois-ci avec une sorte de brillance "scientifique") et, en fin de compte, un dogmatisme serait remplacé par un autre.

Ce n'est pas l'assimilation d'une énorme masse de connaissances scientifiques qui donne accès à l'esprit scientifique, mais la qualité de ce qui est enseigné. Et "qualité" veut dire ici faire pénétrer l'enfant, l'adolescent ou l'adulte au coeur même de la démarche scientifique qui est le questionnement permanent en relation avec la résistance des faits, des images, des représentations, des formalisations.

Apprendre à connaître veut dire aussi être capable d'établir des passerelles - des passerelles entre les différents savoirs, entre ces savoirs et leurs significations pour notre vie de tous les jours ; entre ces savoirs et significations et nos capacités intérieures. Cette démarche transdisciplinaire sera le complément indispensable de la démarche disciplinaire, car elle mènera à un être sans cesse re-lié, capable de s'adapter aux exigences changeantes de la vie professionnelle et doté d'une flexibilité restant toujours orientée vers l'actualisation de ses potentialités intérieures.

Apprendre à faire

Apprendre à faire signifie, certes, l'acquisition d'un métier et des connaissances et pratiques qui lui sont associées. L'acquisition d'un métier passe nécessairement par une spécialisation. On ne peut faire une opération à coeur ouvert si on n'a pas appris la chirurgie ; on ne peut résoudre une équation de troisième degré si on n'a pas appris les mathématiques ; on ne peut être metteur en scène sans connaître les techniques théâtrales. Mais, dans notre monde en ébullition, dont le séisme informatique est annonciateur d'autres séismes à venir, se figer toute la vie dans un seul et même métier peut être dangereux, car cela risque de conduire au chômage, à l'exclusion, à la souffrance désintégrante de l'être.

La spécialisation excessive et précoce est à bannir dans un monde en rapide changement. Si on veut vraiment concilier l'exigence de la compétition et le souci de l'égalité des chances de tous les êtres humains, tout métier dans l'avenir devrait être un véritable métier à tisser, un métier qui serait relié, à l'intérieur de l'être humain, aux fils qui le relient à d'autres métiers. Il ne s'agit pas, bien entendu, d'acquérir plusieurs métiers à la fois mais de bâtir intérieurement un noyau flexible qui donnerait rapidement accès à un autre métier.

Là aussi, la démarche transdisciplinaire peut être précieuse. En fin de compte, "apprendre à faire" est un apprentissage de la créativité. "Faire" signifie aussi faire du nouveau, créer, mettre à jour ses potentialités créatives. C'est cet aspect du "faire" qui est le contraire de l'ennui ressenti, hélas, par tant d'êtres humains qui sont obligés, pour subvenir à leurs besoins, d'exercer un métier en non-conformité avec leurs prédispositions intérieures.

"L'égalité des chances" veut dire aussi la réalisation de potentialités créatives différentes d'un être à l'autre. "La compétition" peut vouloir dire aussi l'harmonie des activités créatrices au sein d'une seule et même collectivité. L'ennui, source de violence, de conflit, de désarroi, de démission morale et sociale peut être remplacé par la joie de la réalisation personnelle, quelle que soit la place où cette réalisation s'effectue, car cette place ne peut être qu'unique pour chaque personne à un moment donné.

Bâtir une véritable personne veut dire aussi lui assurer les conditions de réalisation maximale de ses potentialités créatrices. La hiérarchie sociale, si souvent arbitraire et artificielle, pourrait être ainsi remplacée par la coopération des niveaux structurés en fonction de la créativité personnelle. Ces niveaux seront des niveaux d'être plutôt que des niveaux imposés par une compétition qui ne prend nullement en compte l'homme intérieur. L'approche transdisciplinaire est fondée sur l'équilibre entre l'homme extérieur et l'homme intérieur. Sans cet équilibre, "faire" ne signifie rien d'autre que "subir".

Apprendre à vivre ensemble

Apprendre à vivre ensemble signifie, certes, tout d'abord le respect des normes qui régissent les rapports entre les êtres composant une collectivité. Mais ces normes doivent être vraiment comprises, admises intérieurement par chaque être et non pas subies en tant que contraintes extérieures. "Vivre ensemble" ne veut pas dire simplement tolérer l'autre dans ses différences d'opinion, de couleur de peau et de croyances ; se plier aux exigences des puissants ; naviguer entre les méandres d'innombrables conflits ; séparer définitivement sa vie intérieure de sa vie extérieure ; faire semblant d'écouter l'autre tout en restant convaincu de la justesse absolue de ses propres positions. Sinon, "vivre ensemble" se transforme inéluctablement dans son contraire : lutter les uns contre les autres.

L'attitude transculturelle, transreligieuse, transpolitique et transnationale peut être apprise. Elle est innée, dans la mesure où dans chaque être il y a un noyau sacré, intangible. Mais si cette attitude innée n'est que potentielle, elle peut rester pour toujours non-actualisée, absente dans la vie et dans l'action. Pour que les normes d'une collectivité soient respectées elles doivent être validées par l'expérience intérieure de chaque être. Il y a là un aspect capital de l'évolution transdisciplinaire de l'éducation : se reconnaître soi-même dans le visage de l'Autre.

Il s'agit d'un apprentissage permanent, qui doit commencer dans la plus tendre enfance et continuer tout au long de la vie. L'attitude transculturelle, transreligieuse, transpolitique et transnationale nous permettra ainsi de mieux approfondir notre propre culture, de mieux défendre nos intérêts nationaux, de mieux respecter nos propres convictions religieuses ou politiques. L'unité ouverte et la pluralité complexe, comme dans tous les autres domaines de la Nature et de la connaissance, ne sont pas antagonistes.

Apprendre à être

Apprendre à être apparaît, au prime abord, comme une énigme insondable. Nous savons exister mais comment apprendre à être ? Nous pouvons commencer par apprendre ce que le mot "exister" veut dire, pour nous : découvrir nos conditionnements, découvrir l'harmonie ou la dysharmonie entre notre vie individuelle et sociale, sonder les fondations de nos convictions pour découvrir ce qui se trouve au-dessous. Dans le bâtiment, le stade de la fouille précède celui des fondations. Pour fonder l'être il faut d'abord procéder aux fouilles de nos certitudes, de nos croyances, de nos conditionnements. Questionner, questionner toujours : ici aussi, l'esprit scientifique nous est un guide précieux. Cela s'apprend aussi bien par les enseignants que par les enseignés.

"Apprendre à être" est aussi un apprentissage permanent où l'enseignant informe l'enseigné autant que l'enseigné informe l'enseignant. La construction d'une personne passe inévitablement par une dimension trans-personnelle. Le non-respect de cet accord nécessaire explique, en grande partie, une des tensions fondamentales de notre époque, celle entre le matériel et le spirituel. La survie de notre espèce dépend, dans une large mesure, de l'élimination de cette tension, par une conciliation vécue, à un autre niveau d'expérience que celui de tous les jours, entre ces deux contradictoires apparemment antagonistes. "Apprendre à être" c'est aussi apprendre à connaître et respecter ce qui relie le Sujet et l'Objet. L'autre est un objet pour moi si je ne fais pas cet apprentissage, qui m'enseigne que, et l'autre et moi, nous bâtissons ensemble le Sujet relié à l'Objet.

Une éducation intégrale

Il y a une inter-relation assez évidente entre les quatre piliers du nouveau système d'éducation : comment apprendre à faire en apprenant à connaître, et comment apprendre à être en apprenant à vivre ensemble ? Dans la vision transdisciplinaire, il y a aussi une trans-relation, qui relie les quatre piliers du nouveau système d'éducation et qui a sa source dans notre propre constitution d'êtres humains. Cette trans-relation est comme le toit qui repose sur les quatre piliers du bâtiment. Si un seul des quatre piliers du bâtiment s'écroule, le bâtiment tout entier s'écroule, le toit avec lui. Et s'il n'y a pas de toit, le bâtiment tombe en ruine.

Une éducation viable ne peut être qu'une éducation intégrale de l'homme, selon la formulation si juste du poète René Daumal. Une éducation qui s'adresse à la totalité ouverte de l'être humain et non pas à une seule de ses composantes.

L'éducation actuelle privilégie l'intelligence de l'homme, par rapport à sa sensibilité et à son corps, ce qui a été certainement nécessaire à une époque donnée, pour permettre l'explosion du savoir. Mais cette préférence, si elle continue, va nous entraîner dans la logique folle de l'efficacité pour l'efficacité qui ne peut aboutir qu'à notre autodestruction.

Il ne s'agit pas, bien entendu, de se limiter à augmenter le nombre d'heures prévues pour les activités artistiques ou sportives. Ça serait comme si nous essayions d'obtenir un arbre vivant en juxtaposant des racines, un tronc et une couronne de feuillage. Cette juxtaposition ne conduirait qu'à un faux-semblant d'arbre vivant. L'éducation actuelle ne concerne que la couronne de feuillage. Mais la couronne ne fait pas l'arbre.

Les expériences récentes faites par le Prix Nobel de Physique Leon Lederman avec les enfants des banlieues les plus défavorisées de Chicago, mettent bien en relief le sens de nos propos. Le Professeur Lederman a tout d'abord convaincu quelques enseignants de l'école secondaire de s'initier à de nouvelles méthodes d'apprentissage de la physique fondées sur le jeu, le toucher des différents objets, la discussion entre les élèves pour découvrir la signification des mesures faisant intervenir les différents organes des sens - la vue, le toucher, l'ouïe - tout cela dans une atmosphère de plaisir et de réjouissance.

Autrement dit, tout ce qui est le plus éloigné de l'apprentissage formel des mathématiques et de la physique. Et le miracle a eu lieu : les enfants provenant des familles les plus pauvres, où règnent la violence, le manque de culture et le désintérêt pour les préoccupations habituelles des enfants, ont découvert, par le jeu, les lois abstraites de la physique. Ces mêmes enfants étaient déclarés, un an auparavant, incapables de comprendre toute abstraction. Il est d'ailleurs intéressant de souligner que les plus grandes difficultés de l'opération et, il va sans dire, la majeure partie de son coût, ont été dues à la résistance des enseignants : ils avaient beaucoup de mal à abandonner leurs anciennes méthodes. La formation des formateurs a été plus longue et plus difficile que le travail avec les enfants.

Un nouvel humanisme

L'expérience de Chicago montre bien que l'intelligence assimile beaucoup plus rapidement et beaucoup mieux les savoirs quand ces savoirs sont compris aussi avec le corps et avec le sentiment. Dans un arbre vivant, les racines, le tronc et la couronne de feuillage sont inséparables : c'est à travers eux qu'intervient le mouvement vertical de la sève qui assure la vie de l'arbre. C'est là le prototype de ce que nous avons appelé auparavant la révolution de l'intelligence : l'émergence d'un nouveau type d'intelligence, fondée sur l'équilibre entre l'intelligence analytique, les sentiments et le corps. C'est seulement ainsi que la société du XXIème siècle pourrait concilier effectivité et affectivité...

L'Université est le lieu privilégié d'une formation adaptée aux exigences de notre temps et il est le pivot d'une éducation dirigée en amont vers les enfants et les adolescents et orientée en aval vers les adultes. Dans la perspective transdisciplinaire, il y a une relation directe et incontournable entre paix et transdisciplinarité. La pensée éclatée est incompatible avec la recherche de la paix sur cette terre. L'émergence d'une culture et d'une éducation pour la paix réclame une évolution transdisciplinaire de l'éducation et, tout particulièrement, de l'Université.

La pénétration de la pensée complexe et transdisciplinaire dans les structures, les programmes et le rayonnement de l'Université permettra son évolution vers sa mission quelque peu oubliée aujourd'hui - l'étude de l'universel. L'Université pourra ainsi devenir le lieu privilégié d'apprentissage de l'attitude transculturelle, transreligieuse, transpolitique et transnationale, du dialogue entre l'art et la science, axe de la réunification entre la culture scientifique et la culture artistique. L'Université renouvelée sera le foyer d'un nouveau type d'humanisme.

A lire. Quelques propositions de lectures complémentaires

- L’article ci-dessus Vers une éducation transdisciplinaire peut être lu dans L'universel et le singulier - L'éducation comme dialectique: expériences et recherches, Actes du IXe Colloque International de l'Association Francophone Internationale de Recherche Scientifique en Éducation, AFIRSE, Université Rennes - Haute Bretagne, 2001, p. 7-16, sous la direction de Patrick Boumard et Rose-Marie Bouvet.

- Dans le bulletin N°11 de Juin 97 de Rencontres Disciplinaires, le bulletin du Ciret, on peut lire Évolution transdisciplinaire de l'Université , un projet élaboré par le Centre International de Recherches et d'Études Transdisciplinaires (CIRET) en collaboration avec l'UNESCO. Ce projet a servi de base au Congrès de Locarno qui s’est déroulé du 30 avril au 2 mai 1997 sur le thème : Quelle université pour demain ? Vers une évolution transdisciplinaire de l’université.

- Dans le bulletin N° 9-10 de Février 97 de Rencontres Transdisciplinaires, le bulletin du Ciret, on trouvera une série d’articles constituant autant d’annexes au document de synthèse Ciret/Unesco sur l’évolution transdisciplinaire de l'Université. On peut notamment y lire un article d’Edgar Morin intitulé De la réforme de l’Université.

- Ceux qui s'intéressent aux travaux de Basarab Nicolescu peuvent avoir accès ici à de nombreuses informations concernant ses recherches. Un lien donne la possibilité de lire en ligne deux de ses principaux ouvrages : Théorèmes Poétiques (éd. du Rocher. 1994)) et Nous, la particule et le monde (éd. du Rocher. 2002).

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