mardi 19 avril 2011

Ken Wilber et la Politique Intégrale



Parmi les nombreux évènements qui auront lieu en ce Printemps du Nouveau Monde (voir les deux billets précédents), un des plus emblématiques est la création officielle à Berne, en Suisse, le Samedi 7 Mai, du premier parti intégral : « Politique Intégrale Suisse ».

A cette occasion, Ken Wilber s’est entretenu avec Kilian Raetzo au sujet de la nouvelle culture politique inspirée par l’approche intégrale et sur le rôle d’un parti dédié à celle-ci. Après une rapide introduction qui permet de contextualiser les propos de Wilber, nous proposons la lecture de cet entretien où ce dernier aborde de nombreux sujets comme la révolution intégrale à venir, les rapports entre spiritualité et religion ainsi que le rôle d’un parti politique comme vecteur de l'évolution culturelle.
Un processus historique

La fin du moyen âge vit l’avènement de la Renaissance, puis celui des Lumières, qui ont promu la raison, le progrès et l’individu comme valeurs centrales d’une société fondée sur le modèle démocratique. En s’émancipant d’une vision du monde traditionnelle fondée sur le droit divin et la hiérarchie qui s’en réclamait, les valeurs de la modernité se sont ainsi peu à peu imposées au cours des dix-neuvième et vingtième siècle.
La contre-culture des années soixante exprima une quête de sens et de liberté face à une société moderne minée par l’utilitarisme et le productivisime, l'individualisme et la perte des valeurs. Elle inspira une pensée pluraliste et relativiste, empathique et holistique, qui donna notamment naissance aux mouvements écologiques et féministes ainsi qu’à la défense des minorités sexuelles et culturelles, ethniques et raciales.
Issue de cette mouvance, une partie de la population composée de « créatifs culturels » s’est éloignée aussi bien des valeurs traditionnelles que celles de la modernité pour inventer des formes nouvelles de pensée et de sensibilité adaptées à cette « société fluide » qui est celle de l’information et de l’interconnexion.
Fondée sur l’intégration des valeurs relationnelles de la tradition, des valeurs rationnelles de la modernité et des valeurs pluralistes de la post-modernité, une « vision du monde » qualifiée d’intégrale a progressivement émergé de ce lent processus historique. Cette « vision intégrale » associe une volonté d’autonomie et de créativité personnelles à une sensibilité impliquée dans le champ social, écologique et spirituel.
Faire société au XXI ème siècle

Parce qu’elle correspond à un nouveau stade de l’évolution culturelle, la « vision intégrale » est porteuse de valeurs spécifiques fondées sur un nouveau mode de conscience. Un certain nombre de penseurs cherchent à imaginer et à promouvoir une organisation sociale qui exprime et reflète ces valeurs.

L’émergence d’une culture intégrale a donc pour conséquence l’apparition d’une culture politique qui ouvre de nouvelles perspectives sur la façon de faire société au vingt et unième siècle. Conscience individuelle et culture communautaire, spiritualité et société, transformations individuelles et sociales, apparaissent comme les pôles complémentaires qui définissent le champ de cette nouvelle culture politique.

Nous avons déjà abordé certains éléments de cette nouvelle culture politique qui s’exprime différemment selon la tradition où elle s’inscrit, aux Etats-Unis et en Europe continentale. Côté américain, nous avons fait part ici des réflexions de Ken Wilber et de Steeve Mc Intosh sur la politique intégrale.

Côté européen nous avons présenté le livre fondateur de Christian Arnsperger, Ethique de l’existence post-capitaliste et deux textes de l’association suisse Politique Intégrale : la déclaration d’intention de l’association et une réflexion sur la signification du mot Intégral.
Dans le contexte particulier qui est celui de ce Printemps du Nouveau Monde, nous voudrions donc poursuivre ces réflexions en proposant la lecture de l’entretien réalisé par Kilian Raetzo (KR) avec Ken Wilber (KW), le 18 septembre 2010, lors d’une réunion de l’association Politique Intégrale. La traduction de ce dialogue disponible sur le site de Politique Intégrale est due à Sylvie Galland.
Entretien avec Ken Wilber

KR: La politique intégrale est en train de naître. Un parti va être fondé ici en Suisse. Beaucoup de gens y ont travaillé dur. Nous avons une question de fond: nous sommes toujours confrontés au conflit philosophique entre “globalité“ et “parti“, comment cela peut-il se concilier?

KW: En fondant un parti intégral, il faut être attentif à quelques données sensibles: elles concernent la différence entre la théorie et la réalité pratique. Sur le plan théorique, on peut adopter une théorie intégrale, surtout quand on est avancé dans son évolution. Si on est à une étape avancée de développement, notamment celle du deuxième niveau (1), la pensée englobe tout, les stades archaïque, mythique, rationnel, pluraliste, etc. On a de la place pour tout, on peut tout inclure. Mais quand on va dans la société réelle, combien de personnes ont une telle vue d’ensemble? Plus le stade de développement est élevé, moins on y trouve de monde. Actuellement il y a environ 4 ou 5 % de la population qui ont atteint un niveau intégral.

(1) On peut définir le deuxième niveau comme une “conscience intégrale“.

Comment rendre la politique intégrale attirante pour des gens qui n’ont pas atteint le niveau intégral ? Les personnes qui sont au niveau intégral ont généralement un regard holistique sur la réalité et sont tout à fait inclusifs dans leur vision du monde et de la politique. Il faut s’adresser à ce pourcentage de la population.

Vers une révolution intégrale

KR : Est-ce possible avec des gens qui ont cette conscience-là?
KW: Nous allons au-devant d’un point de basculement (2). Quand le noyau leader de l’évolution a atteint 10% de la population, il y a un point de basculement. Au moment où 10% de la population avait atteint le niveau de développement "orange" ou moderne, il y a eu la révolution française, la fin de l’esclavage, la constitution américaine, la démocratie. C’est arrivé, bien que seulement 10% de la population ait été "orange" (3) ou rationnel. Toute la culture a été influencée par eux. Même les gens qui n’avaient pas encore atteint une vision rationnelle ont suivi, bien qu’ils n’aient pas été à ce niveau.
(2) (Le point de basculement peut être désigné comme “une masse critique“).
(3) (« orange », « vert » font référence aux codes couleurs des différents stades de la Spirale Dynamique)
L’Europe et l’Amérique du Nord ont évolué de la même façon: en 1959 il y avait 2% de « verts » (3) (postmoderne), en 1979 il y en avait déjà 20%, et entre temps s’est produite toute la révolution des années soixante, la montée verte, qui était marquée par des valeurs vertes ou postmodernes telles que le féminisme, la protection de l’environnement, l’accroissement de la sensibilité. Toute la culture a été entraînée à accepter ces valeurs, à s’arranger de ces valeurs, même si seulement 10 à 20 % de la population se trouvaient à ce niveau de développement.

Nous pouvons aussi nous réjouir de ce que le “deuxième niveau“ atteigne bientôt 10%. Quand ce point de basculement intégral se produira, les valeurs intégrales changeront notre culture. Comme ça s’est passé sur les plans rationnel et postmoderne, il y aura une “révolution intégrale“. KR: Penses-tu qu’un parti politique soit un bon moyen d’y arriver?

KW: Oui!
KR: Une vision de la politique et un pouvoir politique réel?
KW: Dans la culture occidentale, les combats politiques se passent aux premiers niveaux de développement. Au premier niveau, c’est à dire aux niveaux archaïque, magique, mythique, rationnel et pluraliste, la motivation est le manque, le besoin. Il faut que je mange quelque chose, puis je me sens mieux, puis la faim revient et il faut de nouveau que j’aie à manger, etc. Au deuxième niveau, la motivation devient l’abondance, non plus le manque mais la plénitude de l’être, qui est axée sur la conscience, la bonté, l’amour et la sollicitude réciproque. C’est comme si quelqu’un te donnait un million d’euros ; tu en as tellement que tu en donnes aux autres.
Au premier niveau, on trouve 20 à 30% des humains qui sont aux trois premiers stades de développement : l’archaïque, le magique et le mythique. Mythique veut dire que la religion est encore fondamentaliste et que des livres comme le Coran ou la Bible sont pris à la lettre. En outre, en Europe et aux USA, 40 à 50% des gens ont une conscience moderne, et 20% pensent déjà de façon pluraliste : protection de l’environnement, accroissement de la sensibilité, relativité. Ce n’est qu’aux niveaux intégraux qu’on peut voir les valeurs de tous les autres niveaux de développement.
Ces niveaux de développement de la pensée humaine doivent être reconnus. Ils montrent la façon dont nous grandissons intérieurement, qui est analogue à celle du monde extérieur matériel: cela va des atomes aux molécules, aux cellules, aux organismes. L’organisme ne hait pas l’atome, il l’étreint et l’aime, de même que la cellule. L’incompréhension des différences liées aux stades de développement va diminuer. Il y aura moins de tensions et de violence dans la culture. Cela se passera si les valeurs intégrales prennent de plus en plus de place : amour, bonté, sollicitude.
Religion et Spiritualité

KR: Comment pouvons nous communiquer ces valeurs à l’extérieur?

KW: C’est l’une des tâches les plus difficiles pour un parti qui comprend aussi des valeurs spirituelles. Le défi tient au fait qu’il y a des genres très différents de valeurs spirituelles et de conceptions religieuses. Pour les fondamentalistes, la spiritualité se réfère à un livre d’une vérité absolue, et on est sauvé quand on s’en tient au livre, à la Bible ou au Coran. Sinon, on ira éternellement cuire en enfer ; c’est une structure de croyance qui est encore celle de beaucoup de gens en Occident, surtout aux USA. C’est un type de religion pré-rationnel et pré-moderne.

Le stade suivant est transrationnel et post-postmoderne: des individus diront qu’ils sont spirituels mais pas religieux; leur croyance est centrée sur le monde, au lieu d’être ethnocentrique. Etre centré sur le monde laisse chacun libre de choisir sa ou ses préférences religieuses. C’est généralement une recherche d’états de conscience profonds, comme la méditation ou la contemplation, qui aident l’individu à rendre son identité plus vaste. Cette position reste donc très libérale, au meilleur sens du terme, ses valeurs sont très ouvertes, elle est très inclusive et holistique, et cependant très différentes des valeurs mythiques de la religion traditionnelle.

La plupart des gens ne voient pas cette différence. La moyenne des gens ne la comprend même pas. Beaucoup de soi-disant “enseignants spirituels“ ne font même aucune différence entre religion et spiritualité. Une des premières choses à faire est d’expliquer, au cours des études, la différence entre spiritualité et religion, et de parler de l’intelligence spirituelle supérieure.

Exemple: dans une vaste étude de l’UCLA (University of California, Los Angeles), Alexander Aston, une sommité dans son domaine, a mené une recherche dans les collèges du campus sur la spiritualité et la religion. Les initiateurs de l’étude pensaient au début qu’il y avait peu de croyance spirituelle parmi les étudiants et les professeurs. Ils ont été très surpris lorsqu’il s’est révélé que 75% des étudiants disaient que la spiritualité était importante dans leur vie. Ils leur ont demandé: «Les professeurs savent-ils cela? En discutez-vous en classe?» Tous ont répondu que non, il n’y avait pas d’espace pour cela à l’université, et que les professeurs n’étaient pas spirituels.
Les professeurs ont donné cependant une image opposée: 84% des enseignants ont dit être spirituels – mais pas religieux. Aux USA, dans tout le système universitaire, où la grande majorité des étudiants et des professeurs se définissent comme spirituels, on n’en parle pas. Quand on leur demande pourquoi, ils disent qu’ils ont peur qu’on confonde avec la religion. Ils ne veulent pas être associés à des croyances mythiques, religieuses et fondamentalistes, parce que la différence n’apparaîtrait pas clairement. La société doit comprendre cette différence, sinon la politique intégrale risque d’être rejetée et mal comprise: elle sera vue comme mythique, fondamentaliste et religieuse. Ce serait désastreux d’être rejeté à cause de la religion!
Le rôle d’un parti intégral

KR: Et la politique globale? Les concepts clés? Quelles sont les tâches principales en ce qui concerne la globalité?

KW: Problème n°1: il faut d’abord changer notre compréhension spirituelle, la libérer. Elle est gelée dans le mythique. Nous devons permettre à la connaissance spirituelle d’entrer dans le domaine de la pensée rationnelle, pluraliste et intégrale. Puisque 70% des gens n’en sont pas encore là, cela signifie qu’ils pensent encore de façon ethnocentrique, sexiste et patriarcale. Ils n’accèdent pas à une compréhension politique intégrale.

Transmettre cela est une tâche essentielle au niveau global: comment des valeurs intégrales peuvent-elles parvenir à la moyenne des gens? Il faut que les religions permettent de franchir les étapes de développement, permettent d’être pluraliste, intégral. Si les religions pouvaient faire cela, ce serait une clé pour la transformation. Si elle n’adopte pas cette position, la religion est le plus grand ennemi de la pensée intégrale.

Problème n° 2: une partie croissante de l’humanité arrive au deuxième niveau, à la pensée intégrale. Ce sont ces personnes que nous devons rechercher. Comment pourrions nous réunir ces personnes intégrales? Comment les mettre en contact les unes avec les autres? Et comment leur montrer qu’elles représentent une véritable force? La réponse est de faire ce que vous faites: fonder un parti, parler avec les gens et trouver des moyens de rendre les valeurs intégrales attirantes, même si ce n’est pas compris ailleurs. Faire cela est une des meilleures choses possibles, pour renforcer la conscience globale.
KR: Connais-tu des politiciens intégraux en Amérique?

KW: Il y en a en Amérique: Clinton et Al Gore. Ils ont souvent dit qu’ils avaient lu mes livres et Clinton m’a cité. Clinton a dit qu’il avait lu tous mes livres. Il montre des capacités croissantes de pensée globale, particulièrement avec sa nouvelle initiative mondiale. Al Gore a lu et cité certains livres. Quelqu’un qui s’en approche beaucoup, c’est Obama. Nous croyons qu’à sa façon Obama s’approche du point de vue intégral, parce que nous avons vu des photos où il y avait à côté de lui des livres de collègues de l’Integral Institute.
Les 5% de personnes intégrales viennent d’horizons divers: du divertissement, de l’éducation, de la politique etc. Beaucoup de penseurs reconnus et de leaders se mettent à leur façon à devenir de plus en plus intégraux. Par exemple les deux auteurs de scénarii Larry et Andy Wachowski. L’argument de leur trilogie Matrix pourrait être de moi. Des acteurs comme Sharon Stone ont lu et accepté la position intégrale, ce qui est très encourageant. Il ne faut cependant pas oublier que dans le monde 70% des humains pensent encore de façon mythique, ou, encore au-dessous, magique et archaïque. Il y a tout de même déjà 5% d’intégraux.
La bonne nouvelle est que beaucoup de gens pensent comme moi qu’à 10% il y a un point de basculement, qui pourrait être atteint dans la prochaine décennie. Cela changera tout! Il y aura une demande pour davantage de politique intégrale, d’éducation intégrale, de formation intégrale, de médecine intégrale, de divertissement intégral et de droit intégral – ce n’est pas si éloigné.
Mettre en route un parti, le faire fonctionner de façon vraiment intégrale et apprendre à travailler avec sa complexité, c’est vraiment être à la pointe de l’évolution humaine, sur la crête de la vague. Je vous félicite pour l’effort que vous faites, parce que c’est important, plein de sens et très réel et efficace – c’est à la pointe de l’évolution et c’est une empreinte historique.

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