mercredi 22 décembre 2010

Université Intégrale (1) Une Régénération Culturelle

Photo ci-dessus : Edgar Morin à l'Université Intégrale

Dans nos trois derniers billets, nous avons présenté le Club de Budapest et Michel Saloff Coste – fondateur en 1995 du Club de Budapest en France – à l’origine de la création de l’Université Intégrale en Février 2008. Cette dernière initiative met en lumière dans l’espace francophone l’émergence planétaire d’une nouvelle approche épistémologique qualifiée d’intégrale :
« Une manière évolutionnaire d'envisager le monde, s'appuyant sur l'ensemble des sciences et connaissances existantes, modernes et traditionnelles, occidentales et orientales, scientifiques, artistiques et spirituelles. Cette démarche globale, inclusive, systémique et holistique donne un relief différent à chaque discipline et un autre regard sur la vie. Elle est indissociable de la nécessaire mutation en cours du modèle socio-organisationnel actuel du monde. »

Pourquoi l’Université Intégrale ?

Dans un texte intitulé : « Pourquoi l’Université Intégrale ? » les animateurs de l’Université Intégrale analysent ainsi le sens de leur initiative : « Nous vivons une période de grands changements, avec un progrès des techniques considérable et une mondialisation de la pensée et de la vie humaine, notamment aux niveaux commercial, culturel et politique. Des civilisations qui ne se connaissaient pas et qui se développaient indépendamment les unes des autres, sont amenées à vivre ensemble, pour le meilleur et pour le pire. Par le biais de transports de plus en plus rapides et de réseaux informatiques qui recouvrent toute la planète, l’homme a virtuellement accès à toutes les connaissances de l’humanité.

Cette richesse de connaissances et de rencontres prend place dans un contexte de crise civilisationnelle, qui se décline notamment sur les plans écologique, social et économique, mettant sérieusement en question la survie de l’humanité. L’approche intégrale entend à la fois répondre aux grands défis qui se présentent à l’humanité, et annoncer l’émergence d’une nouvelle pensée au niveau planétaire, ouverte aux différences culturelles et au dialogue entre les civilisations.


Ervin Laszlo, le fondateur au niveau international du Club de Budapest, est reconnu comme un des initiateurs de l’évolution de la théorie des systèmes, la systémique, vers une approche plus intégrale. En créant l’Université Intégrale à Paris, notre souhait était premièrement de faire mieux connaître l’approche intégrale en France où elle était restée encore relativement méconnue et deuxièmement de mettre en perspective les travaux d’Ervin Laszlo en les replaçant dans le contexte plus large des autres chercheurs de ce domaine.

Nous nous sommes intéressés plus particulièrement en France aux travaux de Jean-Eric Aubert,
Carine Dartiguepeyrou, Thierry Gaudin, Jacques Lesourne, Bruno Marion, Edgar Morin, Michel Saloff Coste, Jean Staune et dans le monde aux travaux de Ken Wilber, Don Beck et Steve McIntosh. Dans le futur, nous aimerions élargir cette mise en perspective à d’autres chercheurs, en France et à l’international. Les quelques journées que nous avons pu organiser ne sont que des premiers balbutiements par rapport à un véritable travail universitaire, à développer dans l’avenir. »

De nouvelles formes de compréhension

La création de l'Université Intégrale nous apparaît comme le symbole d’une profonde régénération culturelle et d’une résistance spirituelle à la doxa dominante, à la fois réductionniste et matérialiste. C'est notamment pour ces deux raisons qu’une telle initiative mérite toute l'attention de ceux qui s'intéressent aux mouvements des idées et des sensibilités.

En résonance avec diverses initiatives dans d’autres pays, la création d’une Université Intégrale dans la nation du cartésianisme est révélatrice d’un contexte culturel en pleine évolution. Elle exprime l’émergence de nouvelles formes de compréhension adaptées à une société de l’information en mutation constante et en complexité croissante. Ces nouvelles formes de compréhension sont la manifestation de la dynamique évolutive qui anime la conscience collective en ce début de millénaire.

Selon le discours officiel de la technocratie au pouvoir, les diverses crises rencontrées par l’humanité nécessitent d’agir de manière technique et sectorielle, c'est-à-dire en utilisant le mode de pensée et le modèle d’organisation à l’origine même de ces crises. Pour les avant-gardes culturelles qui refusent cet aveuglement, les crises économiques et écologiques, sociales et culturelles, ne pourront en aucun cas être résolues à partir du champ de référence qui les a généré.
En exprimant la saturation d’un modèle qui a fait son temps, ces crises sont autant des signaux qui servent à baliser le chemin d’une nécessaire évolution : elles provoquent littéralement une remise en question de nos modes de vie et de pensée qui nécessite de nouvelles réponses inspirées par une évolution de notre regard sur le monde.

L'émergence d'un paradigme intégral

Notre vision du monde est déterminée directement par les représentations culturelles et par le paradigme épistémologique qui les sous tend. Ce paradigme est une sorte de perspective implicite, propre à une culture donnée, qui valide le système d’interprétation à travers lequel nous donnons à notre expérience un sens qui nous permet d’agir et de faire société.

Pas d’organisation sociale qui ne s’inscrive dans une forme culturelle fondée sur un paradigme épistémologique. On peut dire du paradigme que c’est le modèle sous-jacent qui fonde la vision commune sans laquelle il n’est point de société. Ce modèle exprime la dynamique de l’évolution à un moment et à un stade évolutif donné. C’est pourquoi l’accès à un nouveau stade de complexité fait toujours émerger un nouveau paradigme.

Les évolutions épistémologiques, culturelles et sociales sont donc synchrones et systémiques. Elles interagissent de manière constante les unes sur les autres. Nous avons déjà abordé ici les rapports entre évolutions épistémologiques et culturelles. Tout lien social est fondé sur un lien culturel, lui-même tissé sur le cadre d’un consensus épistémologique. L’interaction systémique entre changement social et changement culturel s’inscrit dans la dynamique d’une évolution épistémologique.

Ce n’est pas un hasard si, dans la situation de crise globale où se trouve l’humanité, émerge un nouveau paradigme - intégral - capable de prendre en compte simultanément l’évolution de la subjectivité individuelle et de l’intersubjectivité culturelle comme celle du milieu social et naturel. Ce qui fait la spécificité d’une perspective intégrale, c’est de réfléchir et d’agir simultanément sur trois plans : celui du paradigme épistémologique, de l’organisation sociale et des représentations culturelles...

Ces trois plans correspondent aux champs de la connaissance, de la communauté et de l’imaginaire, expressions sociales de ces trois grands archétypes universels que sont le Vrai, le Bien et le Beau. Vérité des lois et des principes architectoniques élaborée dans le champ de l’épistémologie. Bien commun qui tisse la solidarité du lien social dans le champ de l’éthique. Beauté des formes qui expriment l’Esprit du temps dans le champ esthétique de l’imaginaire et de la sensibilité.

Les marchands d’illusion

Le problème de l’homme moderne, fasciné par le monde des apparences et victime d’une vision fragmentée, c’est qu’il voudrait résoudre les problèmes qu’il rencontre, en transformant uniquement le monde extérieur. Et ceci sans avoir à faire le moindre effort pour se changer lui-même, sans comprendre que ces problèmes ne lui sont pas étrangers et qu'ils sont à la fois des signaux d’alarme et des opportunités pour évoluer. C’est ainsi qu’il voudrait transformer l’organisation socio-économique sans percevoir que celle-ci est l’expression d’une mentalité collective, corrélée à un paradigme sous-jacent.

Beaucoup de marchands d’illusions s’exonèrent des efforts nécessaires à une transformation personnelle et collective en s’engageant dans une perspective de changement socio-politique ou d’activisme écologique qui ne sont pas étayées par une nouvelle vision du monde. C’est une profonde illusion dont l’humanité a payé le prix fort au siècle dernier que de vouloir changer la société ou les comportements sans prendre en compte la nécessaire transformation des mentalités qui doit présider à toute évolution sociale ou comportementale.

La pensée systémique se fait l’écho de ce que tous les grands penseurs ont affirmé avec force : il ne peut y avoir de changement social sans transformation du cadre épistémologique et culturel qui forme les mentalités. Il est bien plus facile de proposer de nouvelles formes d’organisation que de transformer les structures cognitives à travers lesquelles nous interprétons le monde. Rien de plus difficile en effet, et de plus lent, que de changer les filtres perceptifs et cognitifs à l’origine de notre vision du monde.

L'écologiste Edouard Goldsmith écrit à ce sujet : " Autre obstacle à la modification d'une vision du monde : les individus et les sociétés qui ont misé, psychologiquement, sur cette perception dans son intégralité, la défendent contre tout savoir qui en entamerait le crédit. C'est le « principe de la préservation des structures cognitives» de l'anthropologue américain A.F.C. Wallace. Il s'applique, par exemple, aux professionnels cherchant à conserver le paradigme, leur discipline, alors même que celle-ci est depuis longtemps totalement déconsidérée aux yeux des gens de bon sens."

Symptômes et crises

Tout ceux qui ont entrepris une thérapie savent combien il est compliqué de faire évoluer notre carte du monde en sortant de ces ornières dans lesquelles nous sommes enfermés et qui nous font tourner en rond dans des scénarii répétitifs, nous empêchant ainsi de participer à la dynamique créatrice de la vie et de l’esprit.

Les symptômes, psychique ou physiques, se manifestent toujours pour exprimer le fait que certains fonctionnements et comportements qui étaient adaptés à un moment donné de notre évolution ne le sont plus à une nouvelle situation. Ce qui est vrai d’un individu l’est aussi pour la société. Les crises sont des symptômes qu’il faut savoir écouter pour trouver des solutions adaptées à notre évolution.

Mais les résistances au changement sont énormes. Nous sommes prêts à tout pour conserver nos anciennes références, même si elles sont sources de souffrance, car ce dont nous avons peur plus que tout c’est de l’inconnu qui nécessite de mobiliser toutes nos énergies alors même qu’une grande partie de celles-ci sont investies dans la routine confortable d’habitudes mortifères.

Reste alors la « pédagogie des catastrophes » seule à même de briser les cadres sécurisants auxquels nous nous sommes identifiés. Cette catastrophe peut être personnelle – la maladie, la précarité économique, la rupture des liens amoureux ou familiaux – comme elle peut être collective – crise écologique, économique, social, culturelle, géopolitique – avec pour horizon la disparition possible de l’espèce par une synergie de ces crises.

Comme le dit Christiane Singer : « Les crises, dans la société où nous vivons, sont vraiment ce qu’on a encore trouvé de mieux, à défaut de maître, quand on n’en a pas à portée de main, pour entrer dans l’autre dimension... Dans une société où tout est barré, où les chemins ne sont pas indiqués pour entrer en profondeur, il n’y a que la crise pour pouvoir briser ces murs autour de nous. La crise, qui sert en quelque sorte de bélier pour enfoncer les portes de ces forteresses où nous nous tenons murés, avec tout l’arsenal de notre personnalité, tout ce que nous croyons être. » (Du bon usage des crises) 

Sociothérapie

Si l'on désire éviter cette douloureuse pédagogie des catastrophes, avec son lot de souffrances, on peut entreprendre un psychothérapie pour élargir notre carte du monde, en prenant en compte les messages exprimés par ces signaux que sont les symptômes. Comme il existe des psychothérapies, il existe pour répondre aux crises sociales des sociothérapies fondées sur l’apprentissage de nouveaux modèles permettant à la société de se construire un système de référence adapté au nouveau stade évolutif qu'elle aborde. C’est ainsi qu’au cours de l’histoire humaine apparaissent régulièrement des mouvements d'avant-garde qui sont les vecteurs de ces nouveaux modèles.

Ce sont ces minorités créatives qui, depuis une cinquantaine d'années, ont fait lentement émerger d'autres modèles de pensée, accordés à de nouvelles formes de sensibilité, sous le regard amusé ou inquisiteur des tenants de l'idéologie dominante. Ces mouvements novateurs jouent toujours dans l'histoire des sociétés le rôle qui est celui de l’intuition au niveau de l’individu : celui d’une sensibilité visionnaire qui participe de manière organique à la dynamique évolutive de la vie et de l’esprit. C’est cette sensibilité intuitive et créatrice qui permet l'émergence de nouvelles formes de compréhension.

Le matérialisme dominant réserve à ces minorités créatives le sort qu’elle réserve à l’intuition : un sujet de dérision traité avec condescendance par une pensée abstraite - déconnectée du mouvement créatif de la vie - qui n’en comprend ni le sens, ni l’usage. Arthur Schopenhauer décrit assez précisément les trois étapes du passage d’un ancien à un nouveau paradigme.: « Toute vérité franchit trois étapes. D'abord, elle est ridiculisée. Ensuite, elle rencontre une vive opposition avant d’être acceptée comme une évidence. »

Une exception culturelle

Où en sommes-nous de cette transformation du paradigme réductionniste qui fut celui de la modernité industrielle à un paradigme intégral qui est celui d’une « Kosmodernité » correspondant à l’ère informationnelle ? Dans un pays comme la France où règne l’exception culturelle d’une pensée analytique et d'un formalisme abstrait, assez rétive à l’interdisciplinarité ainsi qu’à l’intégration des facultés cognitives et des connaissances (c'est un euphémisme...), la création de l’Université Intégrale montre que ce mouvement profond de régénération culturelle est en cours.

Parce qu’il transforme profondément notre vision du monde, ce mouvement est difficilement accepté par les tenants de l'institution, bien souvent enfermés dans des perceptions et des représentations d’un autre âge, tout comme ne fût pas accepté par les clercs au pouvoir le mouvement des Lumières à la fin de l’Ancien Régime.

Cette régénération culturelle est une véritable sociothérapie animée par des créateurs et des penseurs inspirés qui doivent, bien sûr, comme de tout temps, affronter les obstacles et les difficultés dus à l’inertie, aux résistances et au scepticisme ambiants. Mais rappelons-nous de la phrase prononcée par J.F Kennedy : « Les problèmes du monde ne peuvent être résolus par des sceptiques ou des cyniques dont les horizons se limitent aux réalités évidentes. Nous avons besoin d’hommes capables d’imaginer ce qui n’a jamais existé. »

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