jeudi 1 avril 2010

Ken Wilber, Philosophe du Tout (3)



Ce billet est la suite du précédent Ken Wilber, Philosophe du Tout (2)


Ken Wilber, Philosophe du Tout par Carter Phipps

Troisième Partie

Vivre dans un monde post-métaphysique
Integral Spirituality est une œuvre qui développe bien des idées-clés de Wilber en élargissant sa structure intégrale en évolution permanente pour inclure plus de… eh bien plus « de tout » !... La perspective la plus éclairante du livre est le diagnostic que pose Wilber sur les problèmes affectant la religion et la spiritualité dans notre société contemporaine. Il souligne les raisons pour lesquelles les disciplines méditatives et contemplatives ont été rejetées par les penseurs progressistes d’aujourd’hui tout en proposant d’une manière à la fois précise et prudente un chemin qui intègre l’éveil spirituel aux courants de pointe de la pensée humaine.

Contrairement à bien des philosophes contemporains, Wilber a toujours considéré les grandes traditions de sagesse comme faisant pleinement partie de son « intégralisme universel ». Mais cela pose un problème qu’il expose au début du premier chapitre où il écrit : « Nous commençons avec cette simple observation que les "métaphysiques"* des traditions spirituelles ont été entièrement critiquées (massacrées serait probablement plus juste) à la fois par les épistémologies [théories de la connaissance] modernes et postmodernes, alors que rien à ce jour n’a pu prendre leur place de façon convaincante »

* (Utilisé par Wilber le terme métaphysique renvoie aux problèmes qui traitent des niveaux fondamentaux de l’être ou de la réalité, et de la manière dont nous connaissons cette réalité.)

Dans notre culture moderne, la religion n’a droit à aucun respect. En fait, il n’est pas nécessaire d’être un grand historien pour remarquer que, depuis le Siècle des Lumières en Occident, la religion et la spiritualité sous toutes leurs formes ont été au mieux tolérées et au pire rejetées par les courants progressistes de la pensée occidentale. Et le fossé entre le temporel et le spirituel n’est pas prêt de se combler.
Il suffit d’observer les débats entre les tenants du darwinisme et ceux du « dessein intelligent », la dernière élection présidentielle américaine ou l’actualité d’une violence religieuse qui tend à se mondialiser. Tout ceci est l’expression des tensions qui existent de longue date entre religion et modernité, créant des points de pression et de frictions tant au niveau local et national que global et mondial.
L’analyse de Wilber dépasse heureusement les apparences superficielles de ces guerres culturelles pour pénétrer jusqu’aux racines philosophiques du problème. Comme tout bon docteur, après avoir dans un premier temps examiné ses patients - la religion et la spiritualité - Wilber pose un diagnostique et expose la nature du mal. À l’aide du modèle intégral qu’il a conçu, il montre comment les derniers siècles de la pensée philosophique ont été désastreux pour toute forme de spiritualité.

En fait, il détaille la façon dont la science et les traditions philosophiques des Lumières ont fondamentalement ébranlé la métaphysique ou les structures de croyances des traditions religieuses à un point tel qu’elles n’ont jamais pu s’en remettre. En réclamant des preuves aux revendications religieuses sur la réalité, les penseurs des lumières ont remis en question à la fois la véracité des systèmes de croyances religieuses et la façon dont ceux-ci se sont forgés et développés. La religion chancelle de toute part.
Cette histoire bien documentée a fait récemment l’objet de beaucoup d’attention lors des nombreux débats entre science et religion. Et cela aussi explique pourquoi, au cours des dernières décades, nombre de penseurs spirituels ont tenté de fonder leurs idées sur la science, espérant ainsi que, mieux acceptées par la culture ambiante, elles gagneraient la reconnaissance et l’adhésion de leurs contemporains.

Wilber conteste cette stratégie conventionnelle et trouve d’autres raisons à la position rachitique de la spiritualité dans le monde contemporain. Il estime que ce sont les intuitions de la post-modernité, véhiculée par la philosophie postmoderne, qui ont « achevé » les traditions contemplatives aux yeux des penseurs sérieux. Tant qu’on n’aura pas solutionné ce problème, aucun mariage de la science et de l’esprit, aucune synthèse de la mécanique quantique et du mysticisme, aucun Tao de la physique, aucune danse du maître Wu Li, quelque soit sa profondeur ou sa popularité, ne pourra jamais rien y changer. Et ceci parce que les penseurs postmodernes ont signalé un problème différent. Ce problème, explique Wilber, bien des penseurs spirituels ou religieux actuels parmi les plus populaires continuent inconsciemment de le perpétuer. Il l’appelle le « mythe du donné ».

Selon les penseurs, le mythe du donné prend des noms différents. L'expression elle-même est tirée d'un essai écrit par le philosophe analytique Wilfrid Sellars alors même que Jürgen Habermas, l’un des penseurs les plus respectés de notre époque, s’y réfère comme une « philosophie de la conscience ». En estimant que la connaissance issue de l’introspection n’est pas fiable, ce que l’on nomme le mythe du donné va à l’encontre des suppositions qui fondent les traditions méditatives et contemplatives. En effet, le mythe du donné se réfère au présupposé que ce qui est « donné » à ma conscience est réel, que je peux percevoir la réalité objective seulement à travers mon expérience personnelle.

Complètement absurde, affirment les penseurs postmodernes. Si un moine chrétien a une vision de Jésus, il peut penser voir une réalité spirituelle objective. Les penseurs postmodernes nous disent que ce moine n’arrive pas à reconnaître que sa vision est inévitablement influencée par un énorme conditionnement culturel et social qui prend place avant et hors de la prise de conscience immédiate du moine. Tout comme un hindou ayant une vision de Krishna ou un Tibétain la puissante visitation d’un bodhisattva, il prend un archétype culturel pour la réalité. La plupart d’entre nous ne prennent pas en compte l’influence permanente que peuvent avoir ces contextes collectifs et intersubjectifs sur nos perceptions. Bien avant que quelqu’un ne s’assoit sur son coussin de méditation, « de vastes réseaux de systèmes intersubjectifs… gouvernent à la fois notre prise de conscience et notre conscience » écrit Wilber.

Nous pensons peut-être percevoir la réalité telle qu’elle est alors qu’en fait, nous sommes plus près du personnage principal de notre propre Truman Show, impuissants que nous sommes à voir les forces culturelles les plus subtiles qui influencent de façon invisible toutes nos perceptions, même nos expériences spirituelles les plus chères. Wilber suggère d’examiner ainsi toute religion, tout système philosophique ancien, ou même la plupart des enseignements spirituels contemporains pour s’apercevoir qu’ils se sont tous projetés dans le mythe du donné, d’une manière peut-être inconsciente ou innocente, ce qui n'atténue en rien les reproches des penseurs postmodernes. Ce qui fait dire à Wilber : « Entre les critiques faites par les penseurs modernes et postmodernes, ce qu’il reste des Grandes Traditions peut être déposé dans une petite cuillère ».

Mais Wilber est un docteur plein de compassion, et en dépit de la gravité du mal, il ne le déclare pas mortel. Il présente plutôt une cure qu’il appelle « post-métaphysique intégrale ». Parce que la post-métaphysique intégrale est à la fois profonde et multidimensionnelle nous manquons de place ici pour expliquer tout son sens. Mais ce qu’il est important de saisir, c’est la perspective visionnaire qui anime la recherche de Wilber et ses implications pour la pensée spirituelle du vingt-et-unième siècle.

En replaçant la spiritualité en perspective, à partir des courants intellectuels les plus sophistiqués du moment, il tente de lui rendre une pertinence suite aux trois derniers siècles de pensée philosophique qu’elle a du intégrer. En aucun cas, Wilber ne suggère de se débarrasser de toutes les extraordinaires révélations religieuses de l’histoire et des systèmes métaphysiques qu’elles ont inspirés. Il ne pense pas non plus que nous devrions dénoncer comme illusoires toutes les connaissances issues des sagesses traditionnelles au prétexte qu’il manquait aux sages d’hier une perspective postmoderne.

Il estime plutôt que nous devons restructurer entièrement la façon dont nous abordons ces systèmes antiques, en se délestant de leur métaphysique dépassée tout en préservant leurs extraordinaires contributions. De même pour les enseignements contemporains. C’est une prescription révolutionnaire pour la spiritualité de ce nouveau millénaire, qui transcende radicalement et inclue à la fois les plus ardentes critiques de la religion, de Voltaire à Kant en passant par Foucault. Et Wilber encourage tous les penseurs spirituels contemporains à reconnaître ce qui est en jeu : l’évolution ou l’inadaptation. Selon lui : « Pour survivre dans le monde présent et futur, la spiritualité est et doit être post-métaphysique. »

Le thème d’une post-métaphysique intégrale est le message majeur d'Integral Spirituality. Mais dans le même moment où il élabore cet argument central du livre, Wilber explore un autre territoire en abordant divers sujets. Il propose, par exemple, une analyse fascinante sur la différence existant entre les états de conscience spirituels et les stades du développement humain, en présentant la Matrice Wilber-Combs : une représentation graphique innovante des relations subtiles et complexes entre états de conscience et stades de développement.

Spiritualité intégrale explore aussi les dynamiques de l’extrémisme religieux et précise le rôle critique que la religion peut, et en fait doit jouer, pour désamorcer la guerre globale qui fait rage entre les valeurs de la modernité et celle des cultures plus traditionnelles, ou, comme le dit Thomas Friedman, entre Lexus et l’olivier. Le livre examine les limitations de la méditation et les raisons pour lesquelles l’ombre psychologique - les parties déniées ou dissociées du psychisme de l’individu - ne peut jamais être complètement intégrée par les pratiques spirituelles uniquement. Un problème, dit Wilber, que le Bouddhisme américain ne semble pas vraiment comprendre. Et bien plus encore !...

Le grand historien Will Durant a écrit : « La philosophie est… la tranchée avancée durant la conquête et le siège de la vérité. La science est le territoire conquis et derrière se trouvent les régions sûres où la connaissance et l’art construisent notre monde merveilleux et imparfait. » Les paroles de Durant sonnent toujours aussi juste même si, de nos jours, nous avons souvent oublié la relation organique qui existe entre la pensée humaine de pointe et le futur de la culture humaine. L’approche intégrale de Wilber transmet une formidable foi en ce futur, et suggère qu’il est possible de comprendre notre monde en profondeur.

En même temps, il présente une analyse simple et sensée des problèmes difficiles que nous devons affronter en tant qu’espèce. L’un des ces problèmes est la relation complexe et difficile qui existe entre l’humanité et la transcendance. Nous vivons à une époque où, dans une partie du monde, le fanatisme religieux veut détruire la civilisation moderne au nom de Dieu, pendant que, dans l’autre partie, les partisans de la science et de l’esprit imaginent qu’ils ont trouvé Dieu dans la physique quantique. La beauté du livre de Wilber, Integral Spirituality, tient dans une vaste synthèse qui permet d’expliquer les deux phénomènes

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